Marguerite est une vieille dame avec un fichu. Marguerite
est une ombre de mon enfance, un témoin presque invisible de ma vie. À vrai
dire, à part les enfants, plus personne n’y prêtait attention. Elle semblait
aussi âgée que le village et n’avoir, pour seule occupation, que la
contemplation du temps qui passe. Quand j’étais petite, je pensais que
Marguerite avait toujours été vieille, là sur son banc, qu’elle était de bois.
Sa maison délabrée et à moitié cachée dans les arbres faisait peur à beaucoup
de mômes du quartier. Certains disaient que c’était une sorcière. Pourtant,
elle était d’une gentillesse… Moi je n’avais pas peur de Marguerite, mais sa
maison m’intriguait. Sa porte était toujours ouverte, mais un rideau miteux
dissimulait l’intérieur. Vu l’état de la petite maison, je trouvais ça
suspect : elle ne pouvait contenir que des choses extraordinaires.
Bien plus tard, j’appris que Marguerite n’avait pas
toujours porté un fichu, ni vécu aussi chichement. Il y a bien des années,
Marguerite avait été jeune et belle. Et elle se baladait dans la Cadillac
couleur ivoire d’un peintre américain. Alors que peu de gens possédaient alors
une voiture, Marguerite frimait, voyageait et fumait beaucoup de gitanes. Elle
avait défié son destin de paysanne. Elle avait défié la guerre et ses ruines. Stupéfaite,
je n’arrivais pas à concilier les deux personnages, la Marguerite au fichu et
la Marguerite à la Cadillac. Mais que s’était-il donc passé ? Comment
a-t-elle pu finir seule sur ce banc miteux ? Pendant plusieurs jours, je
m’imaginais les aventures de Marguerite et de son grand stetson d’une blancheur
immaculée, en accord avec la Cadillac. J’y ai pensé des heures durant, surtout
avant de dormir. Devant Marguerite s’ouvrait un océan de possibilités que
j’essayais de visualiser sur mon plafond. Elle ressemblait surement à ces
actrices des années 60. Je la voyais bien avec une permanente blonde et les
lèvres bien rouges, belle marguerite devenue bouton de rose. Qu’a-t-elle vu aux
États-Unis ? A-t-elle traversé le désert, bravé les marais, les montagnes
et les bêtes sauvages ? Elle a dû rouler sur ces routes qui s’étalent à
perte de vue, les cheveux au vent dans la Cadillac blanche. Peut-être a-t-elle
connu les débuts du rock, peut-être qu’elle a vu les Noirs se soulever.
Peut-être qu’elle était raciste, peut-être qu’elle avait peur des bombes H.
Peut-être qu’elle s’en foutait, qu’elle vivait juste. J’aurais tout donné pour
voir Marguerite chanter langoureusement dans un bar américain, son chapeau
serré contre son cœur.
Oh Marguerite, jolie fleur fanée, qu’est donc devenu ton
peintre, l’amour de ta vie ? T’as-t-il abandonnée devant ta petite maison,
est-il mort ? L’as-tu quitté un jour dans un banal aéroport ? Après tout,
peut-être que toute cette passion que tu avais dans tes yeux s’est éteinte. Je
me demande tout de même si c’était à cause de lui que tu regardais encore au
loin sur ton banc, si c’est à cause de lui que tu es ensuite restée seule toute
ta vie. Toutes ces années ont coulé sur toi, tes boucles et ton rouge-à-lèvres.
Sauf sur tes paquets de gitanes. Pourtant tu étais encore là, perdant tes
pétales un à un, tu vivais et tu nous souriais. Tu as dû te battre, tu as dû
être forte. Dis qu’as-tu fais de ta douleur ? Moi je ne sais pas ce qu’on
fait de ce genre de choses. Je sais juste qu’elle se couche à côté de nous la
nuit, qu'elle nous oppresse de sa présence chaude et poreuse. Et qu’as-tu fait de
ton stetson ? J’espère que l’on t’enterrera avec, qu’on te laissera ce bout
d’Amérique. Après tout, Marguerite est comme l’un de ces vieux westerns avec
John Wayne, un souvenir joyeux du vieil Hollywood. Je ne peux m’empêcher
d’aimer les reliques.
Un jour, Marguerite disparut. Je ne passais plus que
rarement devant sa maison, mais je ne pus que constater que sa bicoque était
ouverte aux quatre vents, encore plus décrépie qu’avant. On dit qu’elle est
partie, d’autres murmurent qu’elle est morte. Moi j’imagine que la Cadillac
était en fait dans un vieil entrepôt et que Marguerite, de son pas claudicant,
a soulevé la bâche pleine de poussière qu’elle avait mise dessus. Comme elle
devait être petite devant ce monstre de métal ! Oh oui, je pense qu’elle a
décidé de retrouver son peintre. Avec application, elle a nettoyé chaque parcelle
de sa voiture et je peux vous dire qu’actuellement, elle doit rouler sacrément
vite. Roule, Marguerite, on s’en fout des fleurs bleues. Roule et va à la
chasse à l’oubli.