jeudi 11 février 2010

La nuit noire ou les raisons de voler un service à thé anglais

Dans la nuit noire, elle s’est perdue.

« On ne devrait pas. On ne devrait jamais, perdre. Pas ça, pas le service à thé ! C’est celui avec de l’encre dedans, le truc à inspiration ! Je le trouve plus Darling, je te jure !
- Ne t’en fais pas, on va le retrouver, et on va le siroter, ton thé de sorcière.
- Non, je te dis, non ! L’autre vieille folle me l’avait dit, de ne pas laisser la fenêtre ouverte la nuit. Jésus, Marie, Jo…
- Chut ! On ne jure pas. Pas dans une si jolie bouche.
- Mais que vais-je faire ?
- Appelle-le. Il n’y a pas d’autre solution. »

Elle ne sut quoi répondre. Pas ça, pas après tant d’années, elle s’en sentait incapable. Ses mains commencèrent à trembler, elle serra les poings. Elle ferait mieux de se mettre au lit, avec un bon bouquin et une soupe de légumes. On visait le sain(t), pas l’inverse. C’était pas les bordels d’Amsterdam ici.
« Je ne l’appellerai pas. Tu sais aussi bien que moi comment ça finirait. »
Il se rapprocha : « Quoi, dis-moi, raconte-moi, comment ça finirait. »
Il lui prit une mèche de ses drôles de cheveux auburn, la huma, en la regardant droit dans les yeux.
« T’es qu’un pervers Darling. »
Elle mit ses bras autour de son cou, sourit en lui mordant doucement les lèvres. 

« Dis-moi, raconte-moi. »
Elle s’éloigna brusquement, comme électrocutée. Pourquoi insistait-il ? L’aventure n’en valait pas la peine. C’est juste qu’elle se ferait bien une tasse de thé.
« Ce qu’il ferait, c’est qu’il laisserait parler les monstres. C’est mauvais. On ne fait pas d’omelette sans œufs, ni avec des œufs pourris, on en meurt. Et lui, il est pourri jusqu’à la moelle, à force de voler comme ça dans les airs. La troposphère, ça rend les nerfs instables. Je veux bien qu’on ait besoin de lui, mais moi je ne veux plus le voir.
- Ma belle, les histoires sont contées. Il est inoffensif.
- Tu parles ! C’est lui qui a volé mon service à thé.
Et sans le service à thé, c’était fini. Elle y infusait du Dickens, du Proust, du Baudelaire, la combinaison magique. Elle aurait plus qu’à jeter ses corsages si elle ne pouvait plus boire des poèmes. Plus de ventre plat, ni de longues jambes. Et il partirait, la laissant nue et laide dans la soie fanée. Elle se surprit à avoir peur, très peur.
« Que le diable l’emporte ! Je vais l’appeler. Il ne m’en laisse pas le choix. Mais je risque de ne plus me souvenir du numéro.
- Tu ne peux pas l’avoir oublié. C’est dans tes veines, tu t’es piqué avec.
- Crois-tu que je l’ai fait exprès ? Darling, tu m’exaspères. Les drogues dures, on n’y écope pas. C’est la fatalité. »

Le souffre dans l’air. Avant même d’y avoir pensé, il était là. Dans l’ombre des toits. Il savait. Il savait tout, de son addiction. Comme elle disait, la fatalité. Il avait le service à thé, il tenait le cimetière. Il actionnerait le manège. Sortons la flûte, voulez-vous ?
« Tu l’entends ? Il attendait. Je l’aurais ignoré qu’il serait venu. Je n’ai même pas eu besoin de prononcer son nom. Il est dans chaque fissure, ça suinte la flûte. Qu’il arrête donc ce bruit, il va me rendre folle ! Viens si tu l’oses, voleur ! Rends-moi mon service à thé ! Et toi Darling, va-t-en ! C’est une affaire entre lui et moi. »

Il était plus agile qu’un chat. Il savait où poser les pieds, par quelle cheminée passer. Et il jouait, ça sonnait faux, mais c’était bizarrement beau. Mais ça, elle ne pouvait le comprendre. Elle avait tout enterré, il ne lui en voulait pas. Il bondit sur le rebord de la fenêtre, dans une dernière note enfantine.

« Tu y tiens, hein ? Trop adulte pour inventer quoique ce soit. Du Dickens ma mie ! Dis-moi à quoi ça te sert, à toi et tes jupes !
- Sois pas gamin, rend-le moi. C’est pas de l’opium.
- C’est pire. Tu ne sais même plus raconter des histoires. »
Elle prit un air boudeur. Trop de choses avaient changés de couleurs. Ils s’étaient rencontrés, aimés, jetés, et cela au nom de leur amitié. Mais tout ça, c’était il y a des siècles. Qu’avaient-ils encore en commun ? La cadence. C’est tout. La décadence. Si elle criait, il partirait, pour sûr. Mais qui la croirait, qui prendrait sa défense pour un maudit service à thé, trouvé dans un bazar londonien ? On ne pouvait pas compter sur Darling.

« Faisons un troc : Que veux-tu contre mon service à thé ? »
Il sourit, dévoilant ses canines. S’il lui avait pris, ce n’était pas pour lui rendre. Il s’approcha, doucement, de sa démarche de félin, le mensonge entre les dents.
« Trop tard, je l’ai donné aux indiens, qui l’ont vendu aux lutins, ça fera des infusions pour le père Noël.
- Arrête s’il te plait. Dis-moi, je sais que tu l’as.
- Et les monstres ? Tu sais que je les ai aussi les monstres. »
Elle déglutit. Le mal à l’estomac, à la gorge, ça revenait. L’angoisse, là, devant elle, le passé qui surgissait, ça lui donnait la nausée.
Voyant son visage se décomposer, il éprouva une vilaine joie intérieure. Mais elle s’effaça bien vite, après tout, il l’aimait encore. Surtout qu’elle commençait à pleurer. Et l’eau comme ça, qui lui balayait le visage, ça la rendait floue, ça l’éloignait de lui. Ce n’était pas ce qu’il voulait.
« Allons, arrête, je ne les lâcherai pas. Et je te rends ton jouet, petite fille. »
Il passa sa main sur ses joues, essuya délicatement ses larmes, lui baisa le front. Et disparut dans un rire.

Elle se retourna. Le service à thé était là, sur la table basse. Des contes de Grimm trempaient dans le thé noir. Elle chancela. Elle se rappela. La nuit noire.