Chacun a ses instants particuliers dans une journée. Moi, c’est entre une heure et deux heures du matin. S’il y a un moment parfait pour un coup d’Etat, c’est bien là. Pareil pour les tueries. C’est pas pour rien qu’on m’appelle la Roulette Russe.
« Eh ma belle, tu paries sur quoi ce soir ?
- Mes vêtements.
- Ah ouais ? »
Voilà, ils commencent à ricaner. Ça marche toujours de leur dire ça, les cons, ils y croient. Comme si je pouvais perdre, moi, la Roulette Russe. Ce qu’ils ne savent pas, c’est que même mon surnom est truqué ; mon flingue, il est toujours chargé.
On ne sait rien de moi. De passé, j’en ai pas. Je n’en ai jamais eu. On ne demande jamais à un flingue d’où est-ce qu’il vient, non ? On veut juste qu’il tire, qu’il blesse, qu’il tue. Et rien d’autre.
En tout cas, y a pas à dire, ce soir j’ai touché le gros lot. Trois crétins plus friqués les uns que les autres et persuadés que je vais enlever ma culotte pour eux. Trop tard, je dégaine. Les lumières du casino me font mal aux yeux, comme d’habitude. Quand on est une chauve-souris comme moi, faut savoir s’adapter à des lieux aussi nases, tellement artificiels que ça en donne la gerbe. Vous savez pourquoi la Roulette Russe ? Parce que je suis blonde, ça fait nordique paraît-il, puis mes yeux quand je m’énerve dégomment tout. Ouais, je tuerais d’un seul regard, c’est ce que me sortent tous ces pommés. J’leur perfore les poumons, leur transperce leur cœur moisi. Moi, je sais juste que je suis chargée en permanence, mais ça je vous l’ai déjà dit. Ce ne sont pas des paroles en l’air. Un jour j’irai dans la rue, quand il y aura du soleil. J’verrai la vraie lumière, le ciel, les arbres, tout. Et là, j’vais vraiment jouer à la roulette russe. J’connais un type qui vend des flingues, et pas des faux. Il m’en filera bien un, juste comme ça. J’prendrai une allure de pute, ça suffira. Et je mettrai juste une balle dedans. On verra si je mérite de vivre ça, là toute seule au milieu de tous ces bleds pourris, de tout cet ennui.
Voilà que les trois autres me donnent des petits surnoms bidons alors que je balance mes jetons. J’vous jure, ce que pensent les hommes, ça ne vole jamais bien haut. Et les femmes, je ne les comprends pas. Faut dire que je n’en vois pas souvent, les maris, ils n’emmènent pas leur femme quand ils vont jouer sur leur baraque. Dans des patelins pareils, la libération de la femme on l’attend encore. Mais pour ce que j’en ai vu, une femme, c’est assez pathétique, qu’elle soit belle ou non. Ça a toujours peur de ne pas se voir. C’est dingue comme elles ont envie de plaire, de vrais petits chiens bien pouponnés. J’mange pas du chien, c’est pour ça j’me limite aux hommes. Et je commence à les connaître, les hommes. Ça se croit au dessus du monde alors qu’ils sont juste terriblement trouillards et à ras de terre. En tout cas, vous devriez voir quand ils sentent que la mort approche, leur regard. Chaque repas est une vengeance sur tout ce qu’ils ont pu faire ou dire, sur tout ce qu’ils ont perdu. Mais en fait, ils n’ont pas tort de m’appeler comme ça, la Roulette Russe. Un des seuls trucs intelligents qu’ils aient pu dire. C’est vrai qu’on ne me survit pas à tous les coups. Faut dire, j’suis pas n’importe qui, même si je suis personne. Et oui. Des trois crétins, l’un va mourir ce soir. Je tuerai bien sûr celui qui joue le mieux. J’ai une raison à cela. J’crois trop au prince charmant, vous voyez. J’espère encore. J’espère encore, qu’un jour, je tomberais sur un type que je n’arriverais pas à tuer, un mec qui verrait clair dans mon jeu. Qui me ferait déposer les armes, enfin. Qui me ferait entendre le silence. Mais ça n’arrive jamais ce genre de choses, à part à ses filles cruches dans les séries TV. Et encore moins à un vampire.