vendredi 29 juillet 2011

Les passeurs

     « C’est mauvais Sire, l’œil tourne au jaune. »
Sire s’approcha du malade. Avec un étrange appareil constitué de loupes et de pinces, il lui ausculta l’œil avec attention.
« J’aperçois la lueur d’un ciel de grêle. La fin est proche. Enfin, si nous ne faisons rien.»

     Sire était médecin. Un grand médecin. Tout le monde connaissait sa silhouette, même de loin. Son long manteau volait à chaque pas, oiseau noir narguant les mauvais augures, le haut de forme dressé contre le ciel ; C’était un corbeau dont les plumes venaient doucement chatouiller les paupières des morts. Sa beauté était redoutable, son élégance, folle.  
     Le pays tremblait de peur à sa vue.
     On disait que Sire n’était pas humain, qu’il était le passeur du Styx, Charon. On disait aussi qu’il avait regardé la mort dans les yeux sans ciller, qu’il était immortel. C’était peut-être vrai. Peut-être pas. Moi en tout cas je ne voyais en lui qu’un homme dévoué au bien. C’est peut-être pour ça qu’il m’a laissé le suivre…

     « Lazare ! Les compresses ! Calmons l’orage !
-       Oui monsieur. »
Le patient grelottait de fièvre. Les bubons avaient maintenant la taille de gros œufs. Sire, armé d’un drôle de scalpel, ouvrait les abcès, cautérisait, épongeait le malade de linges humides et frais. Quand il fut satisfait, il chercha dans sa mallette une lotion mordorée qu’il avait conservée dans un tube à essai. Il la secoua un peu, en regarda la couleur et l’ouvrit.  Puis, il versa avec précaution quatre gouttes du sérum sur la langue violacée du malade. D’un geste assuré, il renversa la tête de celui-ci d’un geste presque sec, lui faisant claquer les mâchoires.

     « Il n’y a plus qu’à attendre. Vous devriez aussi prendre une goutte de cet élixir panakếs. On ne sait jamais, après tout la peste est une bien mauvaise amie et bien que vous soyez quelque peu exceptionnel, je ne tenterai pas le risque de l’infection. »
     C’était la deuxième fois que Sire voulait que je boive le remède miraculeux. Je n’ai jamais su comment il composait un tel breuvage, ni pour quoi il faisait tant de mystères aux autres médecins. S’il utilisait le grec pout le nommer, ce n’était pas par prétention, il voulait plutôt éloigner les moqueurs et les curieux. La panacée fait à présent partie des mythes, des élucubrations des alchimistes et des appellations ironiques. Mais il n’en a pas toujours été ainsi, Sire me l’a appris. Sire savait beaucoup de choses, comment les étoiles sont nées, comment elles mourront. Les légendes étaient son quotidien. « Il n’y a rien qui n’existe pas Lazare », m’avait-il dit.
     La panacée n’a pas de goût, ou plutôt sa seule saveur vient de l’exaltation instantanée qu’elle produit. Si quelqu’un venait à en boire plus de dix gouttes, je pense que son âme s’arracherait de joie de son corps. La seule chose qu’elle ne guérit pas, c’est l’ignorance. Pourquoi Sire s’était-il donc acharné à soigner toutes ces plaies ? L’effort semblait inutile.
« Tu sais Lazare, la vie tient à bien peu de choses. Peut-être tu te demandes pourquoi je n’ai pas donné immédiatement la Panákeia à notre patient.  En vérité, j’aurais pu le faire, mais étant donné l’état de faiblesse auquel nous sommes confrontés, je crois sans trop me tromper que la métamorphose l’aurait tué. »

     La panacée commençait à agir. Je regardais la lueur dorée se propager joyeusement dans le corps du malade, quand je compris ce qu’avait voulu dire Sire ; En effet, s’il n’avait pas soigné ces ignobles bubons suintants, le médicament aurait mis plus de temps à se disperser. Or, avec une partie du corps pétillante de vie et l’autre au bord de la mort, personne ne peut tenir plus de quelques minutes avant qu’un organe majeur ne lâche : le pauvre homme serait mort avant que le remède n’eut fini son travail.

     Sire consulta sa montre. Je remarquai, comme à chaque fois, qu’il n’avait pas eu besoin de l’élixir. Peut-être était-ce véritablement un dieu ? Cela n’avait pas vraiment d’importance. Parfois il laissait la maladie gagner. Parfois il lui sautait à la gorge. Tout cela relevait d’un choix sans logique fixe. Il n’exécutait que ce que le temps lui murmurait à l’oreille.

     Lorsque l’homme reprit de jolies couleurs, Sire sortit cette fois-ci une bougie rouge sang. Il craqua une allumette. Une douce odeur flotta rapidement dans la pièce.
« Nous avons fini je crois. La cire des sorcières Wicca de l’autre jour suffira à dissiper les miasmes. Nous pouvons sans crainte reprendre notre route mon ami. »
Sire épousseta vigoureusement sa chemise, remit son manteau d’ombres et s’élança dans la nuit. Je courrai le rejoindre en battant la queue. Il m’avait dit un jour que les chiens ont moins peur de l’inconnu que les hommes. Qui sait ?