lundi 26 décembre 2011

Le réveil du phénix

On a tout de suite su ce qu’il allait se passer. On a claqué les portières. Le chauffeur a fait rugir le moteur et alluma les phares, avant de s’élancer vers la montagne.
La voiture, on aurait dit une boîte de conserve sur roues, tellement on y était entassé. Léopold ne savait plus où se mettre, je le coinçai tant bien que mal sur mes genoux. Le chauffeur se fichait de notre confort, il regardait droit devant lui, la mâchoire crispée. Sa conduite était sèche, dangereuse. J’observais ses gestes, son angoisse. Il avait peur qu’on ne puisse arriver à temps. Marie-Louise tremblait, son sang avait quitté ses doigts blancs trop agrippés au vieux. Le vieux, lui, n’y faisait pas attention. Il transpirait. Je n’osais pas regarder dehors, les arbres roux, les pleurs du vent. Je ne voulais pas voir cette beauté finie, du moins pas avant d’atteindre le col. On se cognait sans cesse contre l’habitacle, à coup sûr on allait avoir des bleus. Le chauffeur conduisait vraiment trop sèchement. Il avait beau être le roi de ses routes, la vue d’un chemin trop caillouteux le rendait malade. Il me jeta un regard dans le rétroviseur.
« Dis, la sorcière, est-ce vraiment la fin ? Je veux dire, depuis le temps qu’on en parle, on pensait que ça n’allait jamais arriver…
- C’est la fin, oui. Après elle n’est peut-être pas définitive. Il peut toujours changer d’avis.
- Tu sais qu’il s’en fiche. Sa maladie est incurable. »
Le vieux ne put s’empêcher de prendre la parole : « Le Temps n’a que faire des plaintes. On ne guérit pas de la vieillesse. »
Léopold était au bord des larmes. Il se blottit contre moi. Les pupilles du chauffeur devinrent métalliques, terrifiantes. Il accéléra.
« Je ne veux pas qu’il meure… »
Léopold pleura contre ma poitrine. Il était si petit…
Harakti ne disait rien, comme toujours. Ce foutu mec était resté de marbre. J’ai eu une soudaine envie de le frapper. S’il y en a bien un qui devait se sentir concerné, ça devait être lui !
Soudain, les arbres disparurent. Il n’y avait plus que des bosquets et de l’herbe brûlée à perte de vue. La lumière déclinait inexorablement. Puis, enfin, le col.
A peine arrivés, nous sortîmes de l’engin comme un seul homme. Nous courûmes sur le sentier étroit qui longeait l’arrête, on trébuchait, c’était douloureux. On savait que si on restait sur le bas côté, si on tombait, ce serait une traitrise. Il fallait le voir, le raisonner. L’aimer plus que jamais. Même Léopold savait ça, il courrait comme les autres et même un peu plus. Le vieux était à la traîne, mais il continuait, inlassablement, ses os lui importaient peu. Il serait mort que son âme aurait continué à courir.

Lorsqu’enfin l’étrange troupe que nous formions arriva au bord de la falaise, l’un de ses bords de l’univers où rien n’échappe au vide, nous nous arrêtâmes brutalement. Et nous criâmes « SOLEIIIIIL !!! »
L’astre flamboyant se tenait devant nous, voilé de son arrogance.
« Tu peux m’expliquer, hurla le chauffeur, pourquoi tu t’es senti obligé de choisir une telle couleur ? Comment crois-tu que les gens du bas vont réagir, abruti ?
- N’ai-je pas droit à une dernière touche de grandiose ? Regarde. L’Eau s’est chargée de garder le secret. »
Le brouillard avait effectivement envahi les vallées. La voix du Soleil était chantante, comme toujours, mais très sage. Très vieille aussi. Et très lasse.
« Et tu nous laisses là, comme ça, comme des rats morts ? La vie t’indiffère si peu ?
- Tout le monde meurt un jour, jeune fou. Même moi. »
On sentait l’onde arriver. Les nuages montaient, tout se teintait déjà de gris. Nos corps semblaient flotter sur des îles célestes en proie aux flots. L’ouragan était proche.
« Mais étant donné que tu es le jour, qu’allons-nous devenir ? Allons-nous errer éternellement dans les limbes ? »

Harakti n’avait toujours pas ouvert la bouche. Il avait le regard vide des suicidaires. Léopold et Marie-Louise s’accrochaient à moi comme à un dernier espoir. S’il avait pu le faire, le chauffeur aurait mis une raclée au Soleil. Seul le vieux semblait ne rien attendre.


« Même si je le pouvais je ne le sauverai pas. Je n’ai plus les cinq ans désirés. Je n’arrive même plus à en rêver. Même au paradis la mort arrive à point nommée. La mort n’est jamais en retard. »
C’est ce que j’avais dit au chauffeur quelques temps auparavant. Alors j’essayais juste de réconforter les enfants de ma chaleur. Marie-Louise aurait presque pu grandir, elle n’en était pas loin. Elle aurait été bien en sirène, cantatrice ou en faiseuse de miracles. Peut-être qu’elle aurait même été maman. Terrible pouvoir que celui-là, je n’ai jamais osé trop m’en approcher. Léopold était encore trop petit, il était à peine né à vrai dire. Ses yeux étaient encore grands ouverts de surprise devant le monde qui l’entourait. Je sentais l’aventure palpiter en lui, comme cette envie immuable qu’on retrouve dans les graines d’un jour atteindre le ciel.

« Chers enfants. Je ne suis pas le jour. Le Temps et moi ne sommes que frères jumeaux et de lointaines aspirations, mais lui ne mourra jamais. Parce qu’il est le Temps, il est la Mort. Homme ou femme, il vous embrassera avec tant de passion que vous oublierez le reste. Mon mariage est pour ce soir ! Même si vous n'êtes point d'humeur à la fête, je suis heureux de vous avoir pour témoins. »

Je sentis son sourire m’embraser toute entière. Un peu d’électricité resta accrochée au fond de mes mains, j’en mangeai un peu, donnant le reste aux enfants. Un frisson parcourut ma nuque. Le froid. Le froid nous caressait tendrement de ses doigts. Bientôt l’étranglement.
« On vous aime vous savez. »
C’était un léger entracte aux pleurs de Léopold. Le Soleil sembla en rougir de plaisir. Il devint immense, comme pour nous enlacer, une dernière fois. Puis, il commença lentement à entamer sa chute vers les précipices infinis, s’enfonçant de plus en plus dans les nuages. Il aurait dû les brûler, ces insolents morceaux de coton, mais il n’en fit rien. Il se laissa dévorer par les ombres multiples. La douleur lui distendit ses proportions. Nous restâmes silencieux devant l’apocalypse, que faire d'autre ? Il finit par mordre la poussière, comme les autres avant lui, s’enfonçant dans le sol comme une épave laissée à la mer. Pas une seule plainte ne lui échappa, bien que sa souffrance s'étalait au monde entier par grands éclats jaune orangé, à mesure que son corps disparaissait. Il semblait toujours encore nous sourire lorsque ses derniers rayons, étrangement bleutés, s’échappèrent. Ainsi mourut le Soleil.

Dans ce pays à l’heure immuable, le soleil s’était enterré lui aussi. Jusqu’où la magie terrifiante de ce monde ira-t-elle ?
Le chauffeur craqua une allumette.
« Et maintenant, on fait quoi ? »
Personne ne savait. Les minutes passèrent, puis les heures. Le chauffeur épuisa son stock d’allumettes. Nous frôlions le naufrage dans l’inconscience. Nous n’avions même plus la force de claquer des dents. Nous étions tous devenus aveugles. Etions-nous seulement encore en vie ?

Tout à coup, une source de chaleur apparut, dissipant le froid infernal qui s’était jeté sur nous et la nuit. C’était Harakti qui était devenu tellement brûlant que sa peau cramoisie dégageait une vapeur blanche et épaisse. Marie-Louise ne put retenir son étonnement :
« Mais que… »
Tout le monde se posait la même question. Les vêtements d’Harakti fondirent. Des dessins réguliers strièrent son corps. Il ne bougeait pas, il restait là, les yeux fermés, à créer cette drôle de lumière rouge. Puis, ses paupières s’ouvrirent tout doucement. Il n'avait plus des yeux d'homme; ils étaient d’or comme les étoiles, étrangement brillants comme ceux des fous. Les pupilles avaient l’allure de trous noirs.
Mais c’est alors que tout s’emballa. Le nez, le menton et la bouche s’allongèrent en une forme effilée qui se trouva bientôt être un bec. Les jambes s’affinèrent, les doigts de pieds s’écartèrent. Le corps d’Harakti se pencha bizarrement vers l’avant. D’un mouvement ample, il ouvrit ses bras qui se couvrirent instantanément de plumes écarlates. L’homme-oiseau nous regarda d’un air doux, la transformation ne l’affectait visiblement pas. Celle-ci ne dura que quelques minutes. A peine la métamorphose terminée, la créature se prépara à partir. L’oiseau majestueux, qui n’avait d’humain plus que la sagesse qu’il dégageait, battit des ailes comme pour les tester. Je ne sais pas s’il nous reconnaissait encore mais je sentais quelque chose en lui qui dépassait l’imagination la plus folle. Il n’était plus de la même mortalité que la nôtre, je le sentais au plus profond de mon être. Rien ne le rattachait à ce sol ou même à ce monde. Lorsqu’il finit par s’envoler, je pus enfin réentendre ma respiration, coupée par cette présence qui en avait même figé l’air.

L’oiseau tourna quelques instants au-dessus de nos têtes. Peut-être était-ce un au revoir. Nos regards étaient tous suspendus à cet être incroyable, quand soudain il partit à une vitesse effarante vers l’exact opposé de la tombe du Soleil. Quelques secondes plus tard, il ne fut plus qu’une piqûre de rouge dans les ténèbres. Mais à l’endroit où nous crûmes le voir disparaître éclata presque instantanément une gigantesque explosion de lumière. Nous n’avions pourtant entendu aucun bruit...

Cependant, l’explosion ne s’arrêta pas là. Cet étrange feu resta suspendu en l’air, envoyant de jolies particules rosées dans le ciel ensommeillé. Puis il commença lentement à grandir et à s’empourprer. Ce n’était pas une explosion, non ! Surgissant de cet extravagant horizon dont personne n’attendait rien, il y avait là le brasier vivant de l’oiseau. Je me tournai vers Léopold, le vieux, Marie-Louise et le chauffeur :
« Il est temps de partir mes amis, il est temps d’aller vers l’Est ! Il semblerait qu’une de nos connaissances soit revenue d’entre les morts et j’aimerais lui en toucher deux mots. »