mardi 17 avril 2012

Nous n'irons plus aux bois

     « Gare au loup », c’est ce qu’ils disaient tous. La nuit nous était à tous interdite. Elle était là, on le savait, on sentait son odeur, ses humeurs, mais jamais nous ne pouvions la toucher. Gare au loup ! On fermait portes et fenêtres à double tour, on suspendait les grigris au plafond. On saignait même les agneaux, comme si l’on craignait que les plaies d'Égypte se visualisent dans les prunelles sombres et assoiffées de la bête. La peur au ventre, les enfants allaient se cacher sous leurs couettes. Comme tous les soirs, ils allumaient leur lampe-torche et dressaient leur campement au milieu des ours en peluche, des faux talismans, des barbies plongeuses et des cartes à jouer. Et venait l’attente. Il fallait ouvrir l’œil. Ils avaient tous revêtus leurs armures de pacotille, faites de bric et de broc, de vieilles casseroles et de papier mâché. Les munitions étaient prêtes, les bogues de châtaignes d’un côté, dans des boîtes à chaussures, les ciseaux et le couteau à viande piqués à maman de l’autre. On était organisé. Et les parents ne savaient rien. Après tout, c’était notre guerre. Le loup face aux chaperons rouges.

     Le loup, on ne l’avait jamais vu. Paraît que quand il sera mort on sera libre. « J’ai hâte, tellement hâte ! » chuchotait Lilly sous sa parure d’indienne. Les adultes étaient tous catégoriques : le loup ne s’attaquait qu’aux enfants. Alors eux sortaient, allaient défier la nuit et la peur. Les enfants entendaient parfois de drôles de bruit, ils savaient qu’ils s’enivraient. Ils se demandaient s’ils allaient finir comme l’oncle Tom, à ronfler dans le vieux rocking chair dans d’éternelles vapeurs alcoolisées.  Pierre refusait ça, assis sur son oreiller, un bandeau noir un peu sale autour de la tête. A onze ans, il fumait déjà. Il avait des projets, des tonnes de projets. Cette nuit, il allait abattre cet imbécile de loup et se casser d’ici.

     Parfois, ils croyaient percevoir le pas du loup. Il reniflait le long des murs, grattait aux portes. Sa menace se glissait entre les interstices, faisant grincer les poutres et tomber les grains de poussière en de petites chutes dorées. Les enfants, même ceux déguisés en super héros, même Pierre, commençaient alors à trembler d’effroi. Ils ne pouvaient plus crier. Le loup était là. Le loup allait trouver un trou pour se faufiler. Le loup allait les manger. Quand ils pensaient que c’était la fin, la présence s’évaporait d’un coup. Ils s’emparaient alors de leurs armes de fortunes, mais l’ennemi n’était à l’évidence plus là, à chaque fois.

     L’oncle Tom ivre, le feu qui crépitait, les yeux humides du chien qui le fixait, tout ça Pierre n’en avait cure. La situation ne pouvait plus durer, quitte à attraper le loup par la queue, il irait lui tendre un piège. Il faisait ça pour lui, mais aussi pour Bérénice sa petite sœur, Joseph le dernier né, Etienne, Gwenaël et Lilly, la jolie Lilly et ses plumes qu’il ne pouvait s’empêcher de regarder sans que son cœur batte plus fort. Il les protégerait tous. Il commença à déverrouiller les serrures une à une. Il avait l’impression que c’était lui qui se déshabillait au fur et à mesure. Mais il n’arrêta pas. Le loup allait crever. On allait le suspendre par les pieds. Il en fera un manteau. On l’appellera Tueur de loup, dans une langue un peu cool. Au moment d’ôter le dernier verrou, Pierre s’arrêta. Il regarda l’horloge, respira profondément. Il sortit une cigarette amochée de sa poche, la fuma longuement, comme si c’était une blonde entre les lèvres de Gary Cooper. Il avait des sueurs froides bien sûr. Ses mains étaient moites et il sentait que ses muscles étaient sur le point de se tétaniser. Sa vessie le rappelait à l’ordre, la raison criait dans sa tête d’enfant. Mais son regard était dur. Il voyait le sourire de Lilly. Il fit sauter le dernier verrou et se saisit d’une lampe.

     La porte s’entrouvrit lentement. Il avait le flingue de son père, celui qui était planqué dans le vieux carton de lessive sous le lit parental. Il semblait immensément lourd. La porte continua à grincer affreusement. Pierre s’attendait à voir apparaître deux tâches rouge sang d’un moment à l’autre. Cependant, rien ne se fit entendre à part le hululement paisible d’une chouette. Pierre scruta l’obscurité avec appréhension, puis osa faire un pas, puis un autre. Rien. « La lampe n’éclaire pas grand chose, ça ne veut rien dire », se disait-il. Il s’assit alors sur le perron et attendit. Il ne savait pas comment charger ce foutu pistolet, il a essayé un truc, on verra bien. Et sinon, il avait son couteau suisse. Savait-il que tout cela était futile ? Peut-être bien que oui.

     L’attente s’éternisait. Il avait pensé que le loup sentirait tout de suite son odeur. Ne pouvant plus tenir en place, il rentra un instant afin de chercher la corde qu’il avait vue suspendue dans le cellier. Revenant sur le perron, il lança la corde au dessus d’une  branche du grand chêne. Après plusieurs tentatives, il arriva à ses fins, puis il fit maladroitement un nœud coulissant au bout qu'il déposa au milieu de l'herbe. Prenant l’autre extrémité en main, il s’assit à nouveau. Il vécut ainsi sa première nuit, sursautant au moindre bruit.

     Tout à coup, il entendit des pas approcher, ainsi que des rires. C’était ses parents qui, même ivres, s’arrêtèrent de glousser et de se tripoter lorsqu’ils virent soudainement leur fils ainé les regarder fixement, une corde dans une main et un pistolet dans l’autre. « Mon dieu Pierre, qu’est-ce que tu fais ? Pose cette arme tout de suite, c’est dangereux ! » Le garçon baissa lentement le colt sans pour autant le lâcher, tout comme la corde.
     « Je vais tuer le loup, c’est pas votre affaire. 
-   Arrête ces conneries tout de suite ! Il n’y a pas de loup, tu entends ? Il n’y en a pas, combien de fois faudra-t-il te le répéter ? Maintenant pose cette arme et rentre tout de suite, c’est un ordre ! »
-   C’est pas votre affaire j’vous ai dit. »

     Le père de Pierre s’approcha alors de lui, saisit violemment le pistolet qu’il jeta à terre et tira sans ménagement son enfant à l’intérieur de la maison. La mère ne dit rien, elle semblait abasourdie. Rentrant la dernière, elle laissa la porte se refermer derrière elle. Pierre, à terre et en proie aux jurons de son père, la vit doucement se fermer avec ce même grincement irritant. Le coin de nuit se fit de plus en plus mince, mais il voyait encore ce qu’il y avait au delà du perron. Et à mesure que la porte se refermait, il vit distinctement une masse sombre se détacher et s’avancer. Il n’entendit plus son père. Lorsque le bruit de la clenche résonna, Pierre se mit à crier comme seuls les déments savent le faire. Bérénice sortit de sa chambre et courut vers son frère, en larmes. Elle avait des ciseaux dans les mains et des peintures de guerre à moitié effacées sur le visage.

     « Gare au loup », c’est ce qu’ils disaient tous. Même si quelque chose pouvait attraper nos cauchemars, rien ne pourrait jamais nous protéger du noir…