Les Anciens attribuaient aux mandragores des propriétés fabuleuses. Petites créatures humanoïdes et ridées demeurant sous terre, elles élancent leurs feuilles sans jamais se montrer. Les mandragores ne grandissent que la nuit, dans les humeurs propices du noir, afin que personne ne les voie à l’œuvre. Elles sortent alors pour s’abreuver d’étoiles et apprendre aux sorcières comment voler et aux hommes comment s’enlacer. Les Hébreux les appelèrent Dudaïm, « Fleur d’amour ».
J’ai peut-être besoin de leur aide. On dit que les gens à l’esprit léger s’envolent au premier souffle de brise. Mais je ne suis pas comme eux. Quand j’étais petite, c’était facile. Tous les enfants savent voler, c’est instinctif. Mais quand on a soixante-douze ans…
J’ai peut-être besoin de leur aide. On dit que les gens à l’esprit léger s’envolent au premier souffle de brise. Mais je ne suis pas comme eux. Quand j’étais petite, c’était facile. Tous les enfants savent voler, c’est instinctif. Mais quand on a soixante-douze ans…
« Donnez-moi cette montre.
- Pardon ?
- J’ai dit : Donnez-moi cette montre ! La plus chère !
- Oui madame, tout de suite madame. »
Robert courut vers la commode Louis XV.
« Ne l’ouvrez pas trop sèchement, cette commode et son vernis à moitié arraché ont connu beaucoup plus de guerres que vous.
- Oui madame. »
- Oui madame. »
Il ouvrit délicatement le tiroir du haut, chercha méticuleusement parmi les bibelots dans leurs étoffes de velours et saisit comme l’on aurait pris un oisillon de son nid un objet de petite taille, rond, enveloppé de velours violet. Il défit le tissu avec soin et me tendit une vieille montre à gousset à l’or un peu déteint qui faisait « Tic Tac » comme l’on croquerait de dépit dans une tablette de chocolat. Elle avait appartenu à de nombreux propriétaires, certains étaient célèbres, mais cela m’importait peu.
Je pris la montre et la fixai quelques secondes. Puis, comme me l’avait enseigné mon arrière grand-père, je l’ouvris et commençai à tourner la couronne dans le sens des aiguilles afin de la remonter. Il ne fallait jamais trop insister si l’on sentait la montre devenir réticente. Les vieilles montres, comme les vieilles personnes, deviennent parfois grincheuses avec le temps et risquaient d’envoyer valdinguer un ressort.
« Robert, allez voir à la fenêtre et dîtes-moi précisément quand est-ce que la cathédrale va sonner pour la première fois.
« Robert, allez voir à la fenêtre et dîtes-moi précisément quand est-ce que la cathédrale va sonner pour la première fois.
- Bien madame.
- Ne vous trompez pas cette fois, ça serait très ennuyeux.
- Je tacherai de faire attention.
- Qu’est-ce que vous voyez ?
- C’est difficile à dire madame, c’est que je suis un peu myope.
- Devinez alors ! Inventez-vous un cinquième sens !
- Je crois qu’il est minuit moins trois madame.
- Ne croyez pas, soyez sûr.
- Là ! Il est minuit moins deux.
- Plus quelques secondes. Soyez précis tudieu !
- Quand je dirai « Là » encore une fois, il sera minuit moins une… Là !
- Ah voilà ! »
Remonter une montre. Ancienne si possible. La faire démarrer à minuit. Ce n’était pas un rituel magique, non. Mais c’était ma façon à moi de remonter le temps. Car une fois que le bourdon de la cathédrale réveillé, il me suffisait de me glisser entre le premier et le deuxième coup pour croire aux mandragores, au chant des sirènes, aux contes pour enfants et à sentir les ailes me pousser durant le râle d’un instant.
« Robert, pourquoi restez-vous donc auprès de moi ? Tout le monde sait dans le voisinage que je suis folle. Il n’y a qu’à voir ce que je vous demande.
- Je suis payé pour le faire madame. Et pas un seul mois durant ces trente dernières années je n’ai eu à me plaindre de la régularité et du montant de ma solde.
- C’est votre pragmatisme qui vous a sauvé. Je dois la vie à votre pragmatisme, à ce que je déteste le plus. »
Robert ne répondit pas. Il regardait ses chaussures. Nous restions un moment ainsi, lui à regarder ses chaussures, moi à le regarder avec ma montre en main, cherchant d’où pouvait venir une telle indifférence à ma folie. Je ne sus si j’étais admirative ou tout compte fait un peu déçue.
« Robert, ne tombez jamais amoureux.
- Je suis marié madame.
- Je ne vous parle pas de mariage. »
Je marchai jusqu’à la fenêtre. J’entendis à chaque pas mon dos fourbu crier mon nom. La nuit était belle au dehors, la lune était jaune, avenante, elle me tendait les bras pour me hisser en dehors des gaz noirs de la ville. Cela me donna des envies de fêtes, de celles où les musiciens s’usent tellement qu’ils en brisent leurs instruments. Je voulus boire du gin. Mais cela devait attendre.
« J’aimerais vous demander une chose, Robert. Un service plus précisément. Mais vous ne serez pas payé pour ça. Ceci ne sera pas une tâche de majordome. Vous avez donc le droit de refuser. »
Robert leva les yeux, un peu inquiet.
« J’aimerais que nous prenions ce fabuleux engin et que nous allions à la mer.
- Vous voulez dire avec l’automobile ?
- C’est cela. J’aimerais partir en voyage encore une fois avant ma mort, voir la Méditerranée. Il paraît qu’il y fait bon vivre. »
Robert semblait surpris par ma demande.
« Bien sûr madame. Veuillez m'excuser de ma prétention, mais jamais je ne laisserais madame faire un tel périple sans moi. Non pas que je vous crois incapable de le faire, mais je ne suis angoissé rien qu’à l’idée que vous pourriez oublier de prendre vos médicaments.
- Vous êtes la mère que je n’ai jamais eue Robert. Je vous donnerai de quoi sustenter votre famille en notre absence.
- Merci madame.
- Ne m’appelez plus madame. Appelez-moi donc Gladys. C’est en amis que nous irons voir la mer. »
Il était temps d’aller boire ce verre de gin. J’arrêtai la montre et la remis scrupuleusement dans son écrin de velours violet. Vous l’ai-je dit ? La mandragore se complait dans les endroits chauds paraît-il. Je souris.
Une version un peu plus longue existe, mais qui a été soumise à certaines contraintes.
Cette dernière a gagné le concours de nouvelles de l'Étudiant d'octobre 2012.