lundi 8 octobre 2012

La guerre du rouge

   La Parenthèse est une silhouette grise et lumineuse à la fois. Elle est nacre et papillonnements, toute en allure et en majesté pesante. C’est la courbe des nuits, le clignement des jours, la mémoire à jamais accomplie.

   La Parenthèse haranguait la foule, chiens, chats et vautours du haut de sa tour d’ivoire.
   « Le rouge ! Drapeau des passions extrêmes, du sang, de la mort ! Il colorait nos vies de sa violence, de sa luxure !  Il vous montait aux joues avant même d’y penser, souvenez-vous ! Sentez-vous encore l’appel du rouge ? Autrefois, il guidait nos révolutions ; Le vermeil teintait nos idéaux, nos espoirs. Il était notre prestige, notre honneur. Il nous menait à notre perte le sourire aux lèvres. Je sais que je ne suis pas la seule à garder sa marque. L’appel est encore puissant dans nos veines. Mais dans peu de temps nous ne l’entendrons plus… Ce qui signera la fin de nos âmes. Nous devons le récupérer, coûte que coûte. »
   Là, c’était la fin de l’un de ses plus beaux discours, l’un des plus ratés aussi. La Parenthèse reprit son souffle et enflamma l’assemblée du regard. Un renard au premier rang la héla :
   « Mais, madame, comment allons-nous faire pour récupérer la Couleur ? C’est de la pure folie !
-       Ou du génie jeune diable. Je ne force personne à me suivre. Cela dépend de vos priorités. A vous de voir, de soupeser, entre le retour du rouge et votre misérable confort du gris. Je vous donne rendez-vous dans trois jours, à l’aurore à Fort Levent. »

   De mémoire d’homme, cela ne s’était jamais produit. Rien de toute cette histoire n’aurait jamais dû se produire.
   Un matin, le rouge n’était plus là. Il avait eu le temps de faire ses bagages mais pas celui d’écrire un mot. On a pensé tout d’abord qu’il avait pris des vacances, mais les mois se suivirent sans le moindre signe de vie. Où était-il donc parti ? Qu’avait-il fui ? S’était-il abandonné à un coquelicot beau parleur, cachant une quelconque rage dans une unique touche de couleur ? Avait-il rejoint le soleil, séduit d’autres étoiles ? Voilà ce que se demandait la Parenthèse. Et il n’y avait qu’une solution pour le savoir.
   Elle prévoyait un grand coup, quelque chose que personne n’oublierait jamais. Il fallait au moins que la confrontation avec le noir soit bénéfique à quelque chose. Mais elle avait peur, terriblement peur. Qui ne serait pas effrayé par le vide le plus absolu alors même que les lueurs écarlates des héros s’étaient envolées ?
   Sans le rouge, la terre s’était recouverte d’une mollesse gluante et palpable. On aurait pu s’en réjouir et d’abord ce fut effectivement le cas. La colère était retombée, la guerre s’était figée. Une paix éternelle les attendait, croyaient-ils. Cependant, ils durent vite déchanter : les carnivores se laissaient mourir de faim et le taux de natalité commença sa longue chute.  Les enfants se mirent à disparaître des rues et les nuages à durablement couvrir le ciel. Le pire se fit sournoisement sentir et plus le temps passait, plus les sentiments s’étiolaient jusqu’à devenir de misérables guenilles.
   Il n’y avait plus de haine. Il n’y avait plus d’amour. Juste un marasme d’indifférence.
   La Parenthèse savait tout cela. Et elle savait qu’elle était la dernière à pouvoir se sacrifier.

   Trois jours plus tard, les portes de Fort Levent étaient grandes ouvertes. Seuls les anciens porteurs du rouge se présentèrent, car ils étaient les derniers à ressentir l’appel, eux seuls possédaient encore le souvenir du vermeil. Ils s’étaient équipés de tout et surtout de n’importe quoi. On ne savait déjà plus ce qu’était une bataille. Il y avait des coqs, des filles de joie, des clowns, des poissons sous bocaux, des roux, des faisandés, des oiseaux autrefois beaux, des bouchers, des punks, quelques antilopes suivies de tigres, des communistes usés, des gardes anglais et même des images passées comme Rouget de Lisle, César ou le gilet de Théophile Gautier. Mais tous étaient gris à présent. C’est pourquoi, lorsque le clairon sonna et que les troupes s’ébranlèrent, on appela cela la Marche du Gris.
   Les soldats de la Parenthèse, guidée par celle-ci, marchèrent pendant des jours et des nuits, mangeant et dormant à peine, de peur que le noir vienne les saisir par surprise dans leur sommeil. Plus ils avançaient, plus leur courage revenait. Après onze jours de fatigue extrême, la drôle d’armée arriva enfin à destination. Et, à l’exception de la Parenthèse, personne n’en croyait ses yeux.
   Ils étaient arrivés en bord de mer, là n’était pas le problème. L’improbable se situait en mer, sur une île rocailleuse et menaçante, noire comme la suie. Un temple énorme d’un blanc d’une pureté aveuglante siégeait en son sommet, avec à ses pieds un feu dantesque qu’on aurait pu confondre avec le soleil ou les enfers. Peut-être n’était-il pas si exceptionnel que ça, peut-être qu’il s’apparentait au feu des Vestales ou aux bûchers de la Saint Jean. Mais dans leurs esprits troublés, ce feu était tout bonnement surnaturel, parce qu’il était d’un écarlate flamboyant.
   La Parenthèse n’était pas étonnée, elle avait senti la Couleur se rapprocher. Elle avait donc eu raison : le rouge n’avait pas pu se résoudre à tuer son fils éclatant et l’avait laissé à l’abri des regards, dans une contrée déserte et hostile. Le feu, symbole de l’élévation de l’Homme, n’avait pas pu être entièrement détruit. Cela ne voulait pas dire que les flammes avaient disparues avec le rouge, elles étaient devenues grises et à peine tièdes, comme le reste. Mais ces flammes n’étaient pas le feu. Elles avaient perdues leur violence et leur réconfort, alors que là, même à une telle distance de l’île, on entendait le rire de l’incendie qui embrasait les cœurs.

   Soudain, un étrange petit volatile descendit des nuages. Il était vert, jaune et bleu et sous son ventre s’était réfugié un rouge si beau et sombre qu’il en défiait les toges des empereurs. La Parenthèse le reconnut. On sait reconnaître un ancien dieu quand on le voit. L’oiseau se posa sur la branche d’un arbre nu non loin des troupes dépareillées.
   « Chers amis, je vois que vous avez fait un long voyage. Bienvenue au Temple de l’Appel. Il vous attendait vous savez. Il savait que vous viendriez. »
   La Parenthèse s’attendait à une bataille. Elle s’attendait au pire. Elle s’attendait à tout sauf ça, à l’œil noir du Quetzal qui la transperçait. Elle su alors qu’elle allait mourir, d’une certaine façon. Elle sourit.
Le rouge est une teinte orgueilleuse, imprévisible. Il n’avait probablement pas prévu de partir aussi longtemps. Qu’est-ce que cinq misérables années pour une fraction de lumière ? Tout cela n’avait été qu’un stupide jeu. La Parenthèse se mit à pleurer quand elle sentit la passion de son ancien amant l’envahir. Elle le détestait. La douleur la fit tomber à genoux et le bonheur lui donna un air halluciné. Personne ne sut si l’on assista là à un meurtre sanglant ou à une consécration, peut-être était-ce bien les deux.
   D’un simple coup de poignard, le soleil déchira les nuages, jetant sur la Parenthèse le doux voile rouge des siècles assassinés.