samedi 1 juin 2013

Le boudoir des tristes

Tout est dans le regard. Un sourire carnassier et un baiser sur les cils, rien de mieux pour sucrer les petits mensonges. Enfonce-toi dans les coussins et regarde. Silence, bienvenue chez toi.
Au boudoir des rêves, l’atmosphère est lourde. Il n’y a que masques d’animaux, squelettes ridicules, tissus cousus de pierres précieuses et mauvais encens. Il n’y a rien de joli, rien d’enviable. C’est le boudoir des rêves, sa sortie en est interdite tant que vous n’avez pas salué le maître des lieux. Moi-même je ne l’ai jamais rencontré. On dit que c’est un homme gigantesque, un monstre qui ne saurait dévoiler sa face. Je pense qu’il n’existe pas. Je pense qu’en fait, nous sommes juste incapables de partir d’ici. Le vieux papier peint, l’argent oxydé, tout ça nous a grignoté les poumons. Changer de bocal nous tuerait, c’est ce qu’on essaye de croire.
Ce salon démodé est un laboratoire d’idées. Il y a des ustensiles de toutes sortes, certains sont cassés. Le tout est dans un désordre incroyable. On dort dedans. C’est pour ça que souvent au matin, quelques bulles se créent au niveau de la vieille pipe en bois de Tolkien. On a appelé ça les illusions nocturnes. Au bout de quelques secondes, les bulles se décrochent de la pipe et, comme aspirées par le conduit de la cheminée, elles s’envolent à toute vitesse vers leurs propriétaires. Parfois, une illusion nocturne appartient à l’un de nous, mais c’est rare. C’est pourquoi on sait ce qui se passe ensuite ; en s’approchant des dormeurs les bulles deviennent de plus en plus compactes jusqu’à avoir la taille de petits pois. Elles entrent alors par l’oreille et éclatent directement au cerveau. On se réveille d’un seul coup et paf ! on croit qu’on a rêvé. Mais ce sont des rêves truqués, venus de nulle part pour vous hanter.
La cheminée du boudoir est au moins centenaire, elle est gigantesque. On devait y faire des feux magnifiques autrefois, danser avec les flammes. A présent, le foyer reste toujours éteint. Il ne reste que la pierre grise, froide, et un trou béant. Beaucoup ont voulu s’échapper avec une illusion nocturne et passer par la cheminée. Rien n’est pourtant plus dur que de s’accrocher à un rêve, même un faux. Les rêves sont sauvages, fascinants et cruels. Ils ne vous attendront pas. Les rêves peuvent rendre fou, fou d’égoïsme. Si votre poigne n’est pas assez forte, ils vous échapperont… On a tous abandonné. On a préféré trafiquer les bulles. C’était plus raisonnable, tu vois ? Plus personne n’avait envie de ramasser un corps désarticulé, on ne sait jamais quoi en faire.
            C’est facile d’influencer les rêves des autres, il suffit de souffler dessus, d’avoir une haleine bien chaude, presque fétide. De la buée se forme, se fond, et s’introduit insidieusement dans la bulle. Il faut juste faire bien attention aux pensées qu’on glisse dans ses poumons. Elles doivent être claires, précises, elles doivent pouvoir défigurer le ciel par un simple trait d’esprit. Puis, il faut respirer profondément et tout sortir d’un seul tenant, doucement, de façon à ne pas faire éclater la bulle. Tout le monde a peur de cela, de faire éclater une illusion. Personne n’a envie de voir les pensées perverses des autres. Bon d’accord, il y en a quelques uns. Mais ne t’en occupe pas pour le moment. Souvent, une fois infectées, les bulles deviennent noires. Quand je suis arrivée, ce n’était pas encore le cas. Mais à force de rester tous enfermés là-dedans, ce ne sont pas seulement nos corps qui pourrissent. Tu vois ces airs graves ? Ne les regarde jamais au fond des yeux, tu en deviendrais à moitié aveugle, tu errerais dans le gris.
            Ici, nous avons toujours sommeil. Les nuages sont nos paupières lourdes qui vacillent. Il n’y a que les hommes décadents qui souhaitent s’endormir. Ils n’ont pas besoin de vivre. Ils sont fiers de leurs faiblesses. Je m’étire. Ne gâchons pas ce moment de spleen, tombe avec moi sur le tapis. Noie-toi dans le plafond. Ressens-tu la liberté ? Le rythme des tambours ? Viens, je t’offre une cigarette.

            Si nous sommes dans l’atelier d’un vieil alchimiste, ou dans la salle favorite d’un Sade aux blasphèmes contagieux, nous n’en saurons jamais rien. Nous sommes là, sans trop nous douter de qui nous sommes. Nous mangeons, nous buvons, on s’efforce d’avoir un air langoureux, on prend des poses lascives et on attend. On attend notre hôte. Au boudoir des rêves, tu ne manqueras jamais de vin. Il y a des ombres la nuit qui remplissent les coupes, les pichets et les tonnelets. Tu goûteras à l’ivresse. Tu ne sauras jamais si de l’éveil ou du sommeil tu auras connu la chair. Au boudoir des rêves, tu embrasseras l’ennui. Viens joli cœur, que je te dépose un baiser sur les cils. Endors-toi.

lundi 4 mars 2013

Conte pour une soirée d'hiver

Voici venus les jours morts, les jours gris et les nuits blanches où l’on se plonge dans le noir. Les monts se font aquarelle, bercés par la splendeur du froid. Les mains glacées, je marche, chaque pas trouvant écho dans les milliers de flocons déchus qu’il a foulé. Le silence me rend reine dans mon royaume de neige, seule élue à se mouvoir dans ce spectacle d’êtres figés.
Aujourd’hui, je vais voir l’Arbre aux oiseaux, les restes d’Eden.

Je suis sortie de ma cave, un peu trop sombre mais chaleureuse. J’ai laissé pour quelques temps mes conversations avec les morts, trop peu me répondent. On me dit folle, on me dit fantôme, mais je ne suis qu’Hamlet, hantée par des questions sans réponse. J’ai juste franchi la porte, pas assez pour être Dante ou même Faust, mais assez pour savoir regarder dans les yeux à travers des orbites creuses.
Et dire que je vais voir l’Arbre aux oiseaux.

Quoi, vous ne le saviez pas ? Non, bien sûr que non, foutaises que tout cela, les oiseaux, descendant des dinosaures ? Des êtres aussi délicats, parents de gros lézards ? Oubliez tout ça, je vais vous conter la véritable histoire.
Les oiseaux, autrefois, ne naissaient pas en sortant de leurs œufs. A l’automne, ils allaient à un arbre, un mystérieux arbre aux grandes fleurs jaunes. Les oiseaux s’empressaient d’en aller embrasser les pistils. Ainsi fécondés, les pistils se muaient en gros fruits verts élancés, de la forme de petits oiseaux. Et au printemps, lorsque les rayons du soleil allaient les chatouiller, les fruits s’empourpraient et enfin tombaient, ne tenant plus en place. Mais jamais ils ne touchaient terre ; ils s’envolaient, devenant de jeunes joyeux volatiles.
Cependant, les oiseaux décidèrent de découvrir le monde et plus ils s’éloignèrent, plus ils mirent du temps à revenir à l’Arbre aux oiseaux. Et ce qui devait arriver arriva : les oiseaux furent bloqués par l’hiver. L’Arbre, peiné, décida de faire un don aux survivants et offrit ses pistils d’or, qui devinrent les œufs.
Cet arbre exceptionnel, personne ne l’a vu et pour cause ; seul le Jardin d’Eden pouvait abriter un tel être disait-on. Et moi je vous dis qu’aujourd’hui, je vais voir l’Arbre aux oiseaux.

J’arrivai devant de lourdes portes en fer, bien trop grandes pour une petite humaine comme moi. Qui a bien pu les construire ? Ces montagnes étaient probablement le foyer d’anciens géants. Les géants ont le goût des jolies choses, ils aiment les êtres fragiles parce qu’ils se doivent de les protéger. De ma bouche sortent des petits nuages, ils se pressent contre moi, terrorisés. Il n’y a pas à avoir peur des portes pourtant. Je les affectionne tout particulièrement, parce qu’elles portent des promesses en elles, un espoir. Elles sont un pas avant l’avenir et c’est que je ressentais là.
Je pris mon courage à deux mains et toqua à la porte. Bien sûr, personne ne me répondit. Je poussais donc de toutes mes forces les étonnants battants de métal. Au bout d’un certain temps, ceux-ci se mirent à gémir. Je pris cela comme un consentement à mon labeur, quand enfin l’un des deux se mit à fléchir, pour finir par me laisser assez de place pour me faufiler dans l’ouverture.

A l’intérieur, il régnait un silence complet. Il n’y avait pas le moindre souffle de vent. Soudain, le chant d’un oiseau retentit, un chant qui m’était jusque là inconnu. Le jardin était plus grand qu’il n’en avait l’air. Enfin « jardin »… C’était plutôt une forêt de mélèzes et de pins, aux effluves joyeuses et vivifiantes. Je marchai un peu, cherchant une clairière qui aurait pu accueillir l’Arbre aux oiseaux, que j’imaginais seul, immense par son grand âge et sa sagesse.
Cependant, je traversai la forêt sans trouver le moindre indice qui aurait pu indiquer la présence d’un arbre aussi incroyable. Seul le chant de l’oiseau m’avait convaincu que je ne m’étais pas trompé d’endroit. Ici, il n’y avait pas que la vie qui était figée, le temps semblait inexistant et j’avais peur que si je ne m’arrêtais trop longtemps, moi aussi je deviendrais une sculpture de cet étrange jardin.

Soudain, j’aperçus enfin un feuillu, mais d’allure bien frêle ; il me dépassait à peine en taille et ses branches étaient tellement fines qu’elles avaient l’air de pouvoir casser à tout moment. Il avait la teinte d’un bouleau, à la différence qu’il avait conservé ses feuilles, d’un vert éclatant et étrangement repliées sur elles-mêmes, un peu comme de jeunes fougères. Je compris en m’approchant qu’il ne s’agissait absolument pas de feuilles, mais bien de fruits. Comment un arbre à l’aspect aussi fragile pouvait-il supporter le poids de tels fruits sans qu’aucune de ses branches ne fléchisse ? Bien que dans mon esprit je compris très vite qu’il s’agissait bel et bien de l’Arbre aux oiseaux, je n’arrivais pas à y croire tant il ressemblait peu à ce que j’avais imaginé. Il aurait du être là, trônant au milieu de son royaume, magnifique ! Au lieu de ça, ses sujets semblaient même le priver de lumière.

J’osai m’en approcher afin de juger le poids et la texture des futurs oiseaux. J’en saisis délicatement un, effrayée cependant à l’idée que je pourrais malencontreusement le décrocher de sa branche. Et c’est ce que j’ai failli faire tellement je fus surprise par la légèreté du fruit : on aurait cru une enveloppe vide, pleine uniquement de l’idée de l’oiseau qui viendra à naître. Soudain, le fruit remua dans ma main et je le vis avec horreur se teinter de gris. L’aurais-je fait mourir ? Toutefois, il commença également à grossir et je dus rapidement le prendre à deux mains. Et il gagnait en poids ! Qu’avais-je donc fait à ce pauvre arbre, à l’évidence un vieillard ? Lorsque que le fruit atteint quasiment la taille d’une noix de coco, il s’agita si vivement qu’il m’échappa des mains et fit dangereusement tanguer l’arbre, créant une tension si forte que le fruit se détacha de sa branche traumatisée. Je ne pus m’empêcher de fermer les yeux.

Quand je les rouvris, le fruit avait disparu.
« Ne t’en fais pas, jeune fille. Il va bien. Mais si déjà tu l’as fait naître avant la date prévue, tu seras chargée de t’en occuper. »
Je ne sais ce qui fut le plus surprenant pour moi, un arbre qui parle ou la sensation de griffes acérées se posant sur mon épaule. En tournant légèrement la tête, je vis qu’un rapace de taille moyenne me regardait fixement, comme s’il me détaillait lui aussi. Son dos était gris anthracite aux reflets bleus et noirs. Son ventre était gris clair, moucheté de plumes plus foncées. Quelqu’un semblait lui avoir mis du noir sur ses tempes. Partant de ses yeux dorés et intelligents, ces deux traces sombres lui donnaient une aura mystérieuse, entre celle d’un super héros et d’un animal inquiétant.
« C’est un autour des palombes, un épervier si tu veux. Ce n’est certes pas l’oiseau le plus commun pour une sorcière dans ton genre, mais tu devrais être ravie, je suppose, à l’idée qu’il était vu lui aussi comme une créature du diable autrefois. Ce qui est fortement injuste au demeurant. L’épervier est certes un peu cruel, mais bien faible est le nombre d’êtres sur cette terre à posséder son courage. »

L’arbre se secoua, faisant tomber un reste de neige. Je n’arrivais pas à déterminer d’où venait exactement la voix, ce qui était d’autant plus troublant.
« Je suis dans ta tête, donc je sais ce que tu penses. Tu devrais pourtant savoir que les arbres ne parlent pas. »
La télépathie ?
« Pas exactement. Je transmets à ton âme mes sensations, qu’elle rend intelligible par tes pensées. Alors dis-moi, comment vas-tu appeler ton nouveau compagnon ? »
L’autour des palombes s’envola et fit quelques cercles gracieux en surplomb des cimes. Ses ailes miroitaient. Il était peu probable que ses frères ovipares aient un tel éclat, même en plein soleil. Je tendis mon avant-bras et il vint se poser quelques secondes plus tard comme si nous nous connaissions depuis fort longtemps.
« Orloff, le diamant noir. Oui, c’est ainsi que je vais t’appeler. Orloff. »

jeudi 31 janvier 2013

Les murmures

           Parfois, quand le vent souffle tellement fort qu’il en arrache le sommet des montagnes, parfois on l’entend encore, l’homme qui chuchote, à moins que ce ne soit les géants qui s’interpellent dans leur sommeil.
Personne ne sait qui il était vraiment. Ses soupirs étaient des souvenirs hurlant qu’on ne l’abandonne pas. Il avait tellement crié que sa voix continuait à se répercuter sur le moindre atome.

« Monseigneur, ne serait-ce pas plutôt une fausse bénédiction, un malentendu terrible ? Cet homme au final, n’est jamais mort.
-       Madame, il n’est peut-être jamais mort, mais son cri l’a tué. »

           À sa mort, l’homme qui chuchote commença à survoler le monde, sans jamais retoucher terre, courant dans les airs dans l’espoir d’échapper à ses furies. Cependant, son cri se perdit avec le temps, ses mots désarticulés rendant ses paroles muettes, et il ne devint plus qu’un chuchotement. Son cadavre lui-même avait disparu, rongé par les eaux, les vers et la déesse mère. Il n’était plus que l’époux des gargouilles qui daignaient parfois l’accueillir dans leurs gueules immenses où ses pleurs rejoignaient les leurs.
Un jour pourtant, son cri se mua en autre chose. Plus personne ne l’entendait déjà, il le savait. Il devenait l’homme du silence. Alors, il commença à chanter. Oui il chantait ! Sa voix reprenait le doux pétillement de la sève, du brin d’herbe à peine né qui se frayait un chemin vers la lumière. Il appelait l’oubli du ton le plus joyeux qui soit. Malheureusement, un tel changement fit ressurgir un écho de conscience, un frêle baiser de l’âme, et le chant se mit à imiter le doux clapotis de la mer après un jour de tempête, le vent dans les arbres calcinés par les incendies. Il pleurait et il ne savait plus pourquoi.

           « Monseigneur, mais qu’on le sauve ! Mes oreilles ne sauraient tolérer une seconde de plus une telle tristesse. »

           Toujours en chantant, il s’approcha d’une jeune fille qui se promenait dans les bois en riant. Le vent n’était réduit qu’à une simple brise. Pourquoi elle ? Peut-être était-ce un hasard. Peut-être qu’elle lui ressemblait, le nez, la bouche… Oui c’était les siennes, elle était si jolie... Il lui murmura à l’oreille : « Joli cœur, écoutez-moi. Je suis le simple fantôme d’une colère passée, les regrets d’un homme esseulé. Je ne suis plus qu’une pauvre âme… S’il vous plait, ne m’oubliez pas. » La jeune fille s’arrêta, étonnée. Elle demanda à son amie qui l’accompagnait si elle avait entendu cette voix, cette magnifique voix. Mais elle lui répondit que non.
           L’homme qui chuchote s’éloigna, laissant la jeune fille un peu perdue, ayant senti naître dans son cœur une douleur inconnue, un gouffre qu’elle ne pourra jamais combler. Le vent tourna, apportant de nouvelles senteurs, froides, hivernales. Le chuchotement s’étiola, jusqu’à ne laisser que des bribes bientôt dissoutes par la pluie. Et c’est ainsi que le cri devint femme.