Voici venus les jours morts, les jours gris et les
nuits blanches où l’on se plonge dans le noir. Les monts se font
aquarelle, bercés par la splendeur du froid. Les mains glacées, je
marche, chaque pas trouvant écho dans les milliers de flocons déchus
qu’il a foulé. Le silence me rend reine dans mon royaume de neige, seule
élue à se mouvoir dans ce spectacle d’êtres figés.
Aujourd’hui, je vais voir l’Arbre aux oiseaux, les restes d’Eden.
Je
suis sortie de ma cave, un peu trop sombre mais chaleureuse. J’ai
laissé pour quelques temps mes conversations avec les morts, trop peu me
répondent. On me dit folle, on me dit fantôme, mais je ne suis
qu’Hamlet, hantée par des questions sans réponse. J’ai juste franchi la
porte, pas assez pour être Dante ou même Faust, mais assez pour savoir
regarder dans les yeux à travers des orbites creuses.
Et dire que je vais voir l’Arbre aux oiseaux.
Quoi,
vous ne le saviez pas ? Non, bien sûr que non, foutaises que tout cela,
les oiseaux, descendant des dinosaures ? Des êtres aussi délicats,
parents de gros lézards ? Oubliez tout ça, je vais vous conter la
véritable histoire.
Les oiseaux, autrefois, ne naissaient pas en
sortant de leurs œufs. A l’automne, ils allaient à un arbre, un
mystérieux arbre aux grandes fleurs jaunes. Les oiseaux s’empressaient
d’en aller embrasser les pistils. Ainsi fécondés, les pistils se muaient
en gros fruits verts élancés, de la forme de petits oiseaux. Et au
printemps, lorsque les rayons du soleil allaient les chatouiller, les
fruits s’empourpraient et enfin tombaient, ne tenant plus en place. Mais
jamais ils ne touchaient terre ; ils s’envolaient, devenant de jeunes
joyeux volatiles.
Cependant, les oiseaux décidèrent de découvrir
le monde et plus ils s’éloignèrent, plus ils mirent du temps à revenir à
l’Arbre aux oiseaux. Et ce qui devait arriver arriva : les oiseaux
furent bloqués par l’hiver. L’Arbre, peiné, décida de faire un don aux
survivants et offrit ses pistils d’or, qui devinrent les œufs.
Cet
arbre exceptionnel, personne ne l’a vu et pour cause ; seul le Jardin
d’Eden pouvait abriter un tel être disait-on. Et moi je vous dis
qu’aujourd’hui, je vais voir l’Arbre aux oiseaux.
J’arrivai
devant de lourdes portes en fer, bien trop grandes pour une petite
humaine comme moi. Qui a bien pu les construire ? Ces montagnes étaient
probablement le foyer d’anciens géants. Les géants ont le goût des
jolies choses, ils aiment les êtres fragiles parce qu’ils se doivent de
les protéger. De ma bouche sortent des petits nuages, ils se pressent
contre moi, terrorisés. Il n’y a pas à avoir peur des portes pourtant.
Je les affectionne tout particulièrement, parce qu’elles portent des
promesses en elles, un espoir. Elles sont un pas avant l’avenir et c’est
que je ressentais là.
Je pris mon courage à deux mains et toqua à
la porte. Bien sûr, personne ne me répondit. Je poussais donc de toutes
mes forces les étonnants battants de métal. Au bout d’un certain temps,
ceux-ci se mirent à gémir. Je pris cela comme un consentement à mon
labeur, quand enfin l’un des deux se mit à fléchir, pour finir par me
laisser assez de place pour me faufiler dans l’ouverture.
A
l’intérieur, il régnait un silence complet. Il n’y avait pas le moindre
souffle de vent. Soudain, le chant d’un oiseau retentit, un chant qui
m’était jusque là inconnu. Le jardin était plus grand qu’il n’en avait
l’air. Enfin « jardin »… C’était plutôt une forêt de mélèzes et de pins,
aux effluves joyeuses et vivifiantes. Je marchai un peu, cherchant une
clairière qui aurait pu accueillir l’Arbre aux oiseaux, que j’imaginais
seul, immense par son grand âge et sa sagesse.
Cependant, je
traversai la forêt sans trouver le moindre indice qui aurait pu indiquer
la présence d’un arbre aussi incroyable. Seul le chant de l’oiseau
m’avait convaincu que je ne m’étais pas trompé d’endroit. Ici, il n’y
avait pas que la vie qui était figée, le temps semblait inexistant et
j’avais peur que si je ne m’arrêtais trop longtemps, moi aussi je
deviendrais une sculpture de cet étrange jardin.
Soudain,
j’aperçus enfin un feuillu, mais d’allure bien frêle ; il me dépassait à
peine en taille et ses branches étaient tellement fines qu’elles
avaient l’air de pouvoir casser à tout moment. Il avait la teinte d’un
bouleau, à la différence qu’il avait conservé ses feuilles, d’un vert
éclatant et étrangement repliées sur elles-mêmes, un peu comme de jeunes
fougères. Je compris en m’approchant qu’il ne s’agissait absolument pas
de feuilles, mais bien de fruits. Comment un arbre à l’aspect aussi
fragile pouvait-il supporter le poids de tels fruits sans qu’aucune de
ses branches ne fléchisse ? Bien que dans mon esprit je compris très
vite qu’il s’agissait bel et bien de l’Arbre aux oiseaux, je n’arrivais
pas à y croire tant il ressemblait peu à ce que j’avais imaginé. Il
aurait du être là, trônant au milieu de son royaume, magnifique ! Au
lieu de ça, ses sujets semblaient même le priver de lumière.
J’osai
m’en approcher afin de juger le poids et la texture des futurs oiseaux.
J’en saisis délicatement un, effrayée cependant à l’idée que je
pourrais malencontreusement le décrocher de sa branche. Et c’est ce que
j’ai failli faire tellement je fus surprise par la légèreté du fruit :
on aurait cru une enveloppe vide, pleine uniquement de l’idée de
l’oiseau qui viendra à naître. Soudain, le fruit remua dans ma main et
je le vis avec horreur se teinter de gris. L’aurais-je fait mourir ?
Toutefois, il commença également à grossir et je dus rapidement le
prendre à deux mains. Et il gagnait en poids ! Qu’avais-je donc fait à
ce pauvre arbre, à l’évidence un vieillard ? Lorsque que le fruit
atteint quasiment la taille d’une noix de coco, il s’agita si vivement
qu’il m’échappa des mains et fit dangereusement tanguer l’arbre, créant
une tension si forte que le fruit se détacha de sa branche traumatisée.
Je ne pus m’empêcher de fermer les yeux.
Quand je les rouvris, le fruit avait disparu.
« Ne
t’en fais pas, jeune fille. Il va bien. Mais si déjà tu l’as fait
naître avant la date prévue, tu seras chargée de t’en occuper. »
Je
ne sais ce qui fut le plus surprenant pour moi, un arbre qui parle ou
la sensation de griffes acérées se posant sur mon épaule. En tournant
légèrement la tête, je vis qu’un rapace de taille moyenne me regardait
fixement, comme s’il me détaillait lui aussi. Son dos était gris
anthracite aux reflets bleus et noirs. Son ventre était gris clair,
moucheté de plumes plus foncées. Quelqu’un semblait lui avoir mis du
noir sur ses tempes. Partant de ses yeux dorés et intelligents, ces deux
traces sombres lui donnaient une aura mystérieuse, entre celle d’un
super héros et d’un animal inquiétant.
« C’est un autour des
palombes, un épervier si tu veux. Ce n’est certes pas l’oiseau le plus
commun pour une sorcière dans ton genre, mais tu devrais être ravie, je
suppose, à l’idée qu’il était vu lui aussi comme une créature du diable
autrefois. Ce qui est fortement injuste au demeurant. L’épervier est
certes un peu cruel, mais bien faible est le nombre d’êtres sur cette
terre à posséder son courage. »
L’arbre se secoua, faisant
tomber un reste de neige. Je n’arrivais pas à déterminer d’où venait
exactement la voix, ce qui était d’autant plus troublant.
« Je suis dans ta tête, donc je sais ce que tu penses. Tu devrais pourtant savoir que les arbres ne parlent pas. »
La télépathie ?
« Pas
exactement. Je transmets à ton âme mes sensations, qu’elle rend
intelligible par tes pensées. Alors dis-moi, comment vas-tu appeler ton
nouveau compagnon ? »
L’autour des palombes s’envola et fit
quelques cercles gracieux en surplomb des cimes. Ses ailes miroitaient.
Il était peu probable que ses frères ovipares aient un tel éclat, même
en plein soleil. Je tendis mon avant-bras et il vint se poser quelques
secondes plus tard comme si nous nous connaissions depuis fort
longtemps.
« Orloff, le diamant noir. Oui, c’est ainsi que je vais t’appeler. Orloff. »