dimanche 6 avril 2014

À nos nuits algédoniques

            La mouche se lavait méticuleusement. Elle se peignait les antennes, l’une après l’autre et plusieurs fois de suite. On aurait dit qu’elle y prenait du plaisir, elle se coiffait telle une duchesse en se tenant en équilibre sur son miroir. Les mouches n’ont pas la peur du vide. C’est fascinant. Elles le bravent avec tant de force que même la gravité se tient en respect devant elles. Cependant, quelque chose semblait tout de même la tourmenter. Sa toilette terminée, elle avança de quelques pas, puis recula. Tout de même, cette odeur… N’y tenant plus, elle alla voir de plus près ce liquide au parfum si envoûtant. Elle descendit d’un pas mécanique la paroi et s’arrêta près du lac doré. Ce que sa trompe ressentit fut fabuleux, c’était sucré, fruité… C’était…
            La mouche tomba subitement au fond de mon verre. Ce vin provenait réellement de l’enfer. À ce rythme, j’allais finir totalement saoule, en plein milieu de l’après-midi. Et cette mouche ivre… ça me dégoutait un peu. Elle était probablement morte à présent. Sacré symbole funeste. Il vaut mieux que je rentre. Oui il vaut mieux. Quelle idée de venir ici toute seule… C’est la deuxième fois que je venais à L’Enfer, boulevard de Clichy. La première fois, j’étais rentrée par hasard avec des amis, curieuse de voir ce que cette gueule béante en guise de porte abritait. Des gens avec des masques ont crié « Entrez et soyez damné ! » à peine nous y avons mis les pieds. On nous emmena dans la salle de spectacle en nous poussant et en riant. Il y avait un monde et un bruit fous, je ne voyais que le plafond, recouvert de ses fausses femmes suppliciées, et parfois quelques serveuses, qui bravaient la foule en faisant dangereusement entrechoquer leurs verres. Nous dûmes rapidement rebrousser chemin, tant nous eûmes la sensation d’étouffer. Mais déjà, j’avais été étrangement séduite par cet endroit, qui semblait si différent du reste de Paris. J’avais eu l’impression, un court instant, d’avoir franchi les portes d’un autre monde. Et c’est à cause de cette satanée impression que je me retrouvais à présent là, toute seule à ma table, dans le bar presque désert. La lueur blafarde du jour s’y infiltrait, me révélant un vieux cabaret miteux et glauque. La table était encore poisseuse des ivrogneries de la veille. Voire de l’avant-veille. Je n’avais pas envie de le savoir.

            Je me décidai à prendre encore un café, ça ne pouvait pas me faire de mal. Autant réaliser cette expédition grotesque jusqu’au bout. Heureusement que Madame Hildegarde n’était pas au courant. Si elle savait, elle serait capable de mettre à sac cet endroit subversif qui ose se rire de Dieu.
« S’il vous plait, pourrais-je avoir un café ? 
-      Tout de suite ma bonne dame. Et un choc bouillonnant de péchés en fusion ! Avec une pincée de souffre, intensificateur ! »
Quelle mascarade. Franchement. La serveuse, rousse et aux formes généreuses, devait bien avoir quarante ans et elle continuait à aguicher ses clients en petite tenue de démone. Quand elle se pencha pour me donner ma tasse de café, j’ai bien cru que ses seins allaient sortir de son corset pour m’engloutir.
            Je regardais encore une fois le plafond. Quelles sont décrépies, ces femmes damnées ! Je crois même qu’il y avait de la moisissure dans la bouche de certaines. Je portai distraitement la tasse à mes lèvres. Non, décidément, c’était de trop, ces bouches hurlantes et verdâtres. Je bus ma tasse cul-sec. Même le café avait un drôle de goût. Qu’ai-je fais de mon porte-monnaie ? Ah le voilà… Ma tête… Ciel, j’espère qu’ils n’ont pas versé de liqueur, je ne supporte pas les alcools forts… C’était ça la pincée de souffre ? Qu’est-ce que c’est que ça ? C’était pourtant impossible que l’alcool me monte à la tête aussi rapidement… Je tentai d’appeler la serveuse rousse, mais celle-ci se contenta de me sourire poliment. Je fermai les yeux et me pris la tête à deux mains. Je sentis soudainement mes forces me quitter.

            Quand je repris mes esprits, la première chose que je remarquai fut le bruit, intense, qui semblait se répercuter en échos contre les parois de mon crâne. Lentement, j’ouvris les yeux et me redressai sur ma chaise. Je ne pus m’empêcher de ciller pendant quelques secondes, bouche bée, refusant le spectacle surréaliste qui s’offrait à moi : celle d’une fête démoniaque. Des diables, des monstres et des damnés dansaient fiévreusement sur scène et entre les tables. La musique était des plus étranges, rythmée par des cuivres et des tambours. Tout semblait se mouvoir au rythme des danseurs. Soudain, la serveuse rousse surgit dans mon champ de vision. M’apercevant, elle s’approcha de moi avec un grand sourire aux lèvres. Elle semblait avoir rajeuni.
« Bah alors ma bonne dame, ça va mieux ? Je n’ai pas osé vous déranger, vous sembliez faire une bonne petite sieste ! Vous reprendrez bien quelque chose ? 
-      Juste de l’eau s’il vous plait.
-      Quoi ? J’vous entends pas avec tout ce barouf.
-      De l’eau.
-      Oh, mais voyons, ma bonne dame. Tout c’que nous avons, c’est de la berdouille d’la Seine ! Et elle est franchement dégueulasse pardi ! Vous allez voir, je vais vous chercher de quoi vous requinquer.
-      Oh non, votre café avait déjà quelque chose de bizarre dedans…
-      Fallait l’dire ma bonne dame que vous vouliez un café nature ! J’vous jure, j’vous donnerai pas de tord-boyau. Je reviens. »
Combien de temps avais-je dormi ? Je continuai à avoir un mal de crâne féroce. Je surpris des regards lubriques dans ma direction. Je serrai nerveusement des plis de ma robe. Mon Dieu quelle heure était-il ? Une impression doucereuse de danger se propageait de manière diffuse dans mes veines. Mais la serveuse rousse était déjà de retour. Elle me tendit une grosse tasse remplie d’un liquide verdâtre et me sermonna d’en boire, ce que je fis malgré mes réticences. Je n’arrivai pas à déterminer de quelle sorte de boisson il s’agissait, néanmoins je sentis immédiatement la chaleur me monter aux joues.

             Tout d’un coup la musique s’arrêta. Une voix tonitruante se fit entendre, réclamant le supplice des damnés. La foule y répondit avec enthousiasme. Des femmes en guenilles apparurent, barbouillées de maquillage et les cheveux emmêlées et dégoulinant de crasse. Un homme bien habillé, portant un nœud papillon parfaitement mis et un haut de forme rutilant, se mit entre elles. Mon ventre se crispa de crainte. Il pavanait, un sourire aux lèvres. Les gens autour de moi criaient je ne sais quoi. L’homme enleva élégamment sa redingote et demanda de toute évidence quelque chose en direction des coulisses. Deux des filles s’empressèrent de chercher une sorte de cercueil sur roulettes et l’ouvrirent. L’intérieur était vide. L’homme survola son public du regard, se mettant en chasse. Ses yeux s’arrêtèrent et son sourire devint cruel. Il désigna son gibier, une jeune démone à la robe verte et aux cheveux blonds ébouriffés. Je devinai depuis ma table qu’il s’agissait d’une belle femme. Elle grimpa sur la scène et s’approcha de l’homme d’un pas manifestement aguicheur. Cependant, l’homme fit comme s’il ne l’avait pas remarqué. Il la guida vers le cercueil et la pria de s’y étendre. Les femmes en guenilles commencèrent à s’agiter, comme si elles attendaient avec impatience une chose particulièrement importante. L’une d’elles s’agrippa à l’homme, celui-ci la repoussa violemment, avec dégoût.
            Le cercueil n’en était pas vraiment un, je m’en rendis compte lorsque que l’homme le referma. En effet, les pieds et la tête de la femme en ressortaient. Qu’est-ce donc que cette boîte ? Qu’allait-il faire ? Les femmes apportèrent en hurlant une énorme scie. L’homme la présenta au public et laissa des membres du public la toucher. Soudain il commença à scier le cercueil. Je n’en croyais pas mes yeux. Les gens autour de moi exultaient, l’innocente victime riait aux éclats, serait-ce dû à la panique ? Le monde entier semblait devenir fou tandis que l’homme continuait à sourire, affairé par sa macabre tâche. Une fois qu’il eut terminé, il sépara proprement le cercueil en deux. Et la femme continuait à rire, ses jambes détachées semblaient être la chose la plus drôle qu’elle ait jamais vue. Le public applaudit avec force, l’homme effectua une courte révérence. Les femmes en guenilles dansaient autour du cercueil, puis finirent par en accoler à nouveau les deux bouts. L’homme sortit alors un carré de tissu noir de sa poche et l’étendit sur la commissure. Il ferma les yeux et sembla rentrer dans une intense réflexion. Tous les traits de son visage se tendirent, ce qui le rendit passablement effrayant. D’un geste brusque, il souleva le tissu. Mais rien n’avait changé.
             C’est à ce moment là que la jeune femme blonde commença réellement à avoir peur. Son teint changea radicalement de couleur, prenant en quelques secondes celui des macchabées. L’horreur agrandit ses yeux. La salle commença elle aussi à vibrer de crainte. Les femmes en guenilles étaient figées. On avait arrêté de rire et de crier. Je ne rêvai jusque là que de silence. Mais quand il arriva, mon mal de tête sembla englober toute la salle dans une même impression d’étau. L’angoisse nous enlaçait, nous enserrait, nous étranglait. L’expression de l’homme n’avait pas changé, il avait toujours les yeux fermés. Il remit le morceau de tissu et en ajouta un autre par dessus, rouge cette fois-ci, et de taille légèrement plus grande. Un son grave et lent de grosse caisse se fit entendre. Soudain, l’homme ouvrit la bouche. Un son inhumain en sortit. D’une main, il reprit les tissus : le cercueil était d’un seul tenant, intact.
            Je me sentis reprendre ma respiration, comme si j’avais été en apnée. L’air rentra dans mes poumons avec violence et soulagement. Voilà donc le supplice des damnés, un tour de magicien. Un torrent d’applaudissements se déversa dans la salle. L’homme salua brièvement son public et disparut derrière l’épais rideau rouge de la scène. Cependant, la grosse caisse continuait à se faire entendre. Les gens murmuraient autour de moi « C’est la ronde des damnés ! », d’autres appréhendaient « la chaudière ». La soirée était-elle en réalité constituée de numéros de cirque ?

            Un homme débraillé apparut sur la scène. « Mesdames et Messieurs, chers condamnés, il est temps de se lever afin d’entamer la ronde traditionnelle. Je demanderai donc à toutes les personnes vaillantes de cette salle de se donner la main. » La plupart des gens autour de moi se rassemblèrent. Un homme qui ressemblait étrangement à une gargouille s’approcha de moi en rigolant. Il me tendit la main. La serveuse rousse surgit et lui tira sèchement l’oreille avant de prendre sa main et la mienne. À peine j’essayai de me dégager qu’à ma gauche un homme à la chevelure et à la barbe très épaisses me prit l’autre main. La ronde commença aussitôt. Étonnamment, on ne nous demanda aucun pas compliqué, seulement de marcher en rond. Toutefois, le rythme s’accéléra. La gargouille à côté de la serveuse commença à crier « La chaudière ! La chaudière ! ». Bientôt, ce cri fut repris par l’ensemble de l’assemblée. La peur me faisait voir tous les visages grimaçants avec une netteté implacable. J’avais entendu parler de ses gens qui pensaient pouvoir communiquer avec les esprits. Et je crus vraiment participer à une messe satanique. Le cri qui couvrait tout, la laideur des masques et les peaux dénudés c’était déjà l’enfer ! Oui, c’était le mal lui-même, j’étais morte, sur le bûcher !
            La vitesse de la ronde monta encore. J’avais du mal à marcher, je trébuchais, mes pieds se prenaient dans ma robe, je volais. Soudain, après un moment qui me sembla incroyablement long, une note assourdissante de trompette résonna dans la salle. Tout le monde s’arrêta aussitôt. Le vertige me prit. Je n’y voyais plus rien. Et je sentis la foule se compresser autour de moi. Où est le sol ? Je manque d’air ! Je ne veux pas mourir !
            « Métamorphosez-vous ! » C’était la serveuse qui me chuchotait à l’oreille. « Métamorphosez-vous ! Sortez des affres de la chaudière ! ». Mes yeux s’écarquillèrent. Je sentais ses lèvres sur ma gorge. Je me tournai vers elle. Elle ne ressemblait plus à ces vieilles marchandes d’amour aux allures misérables et vulgaires. Elle resplendissait. D’un geste assurée, elle posa ses mains sur mes hanches et je me surpris à danser et à danser encore, au milieu des monstres et des femmes damnées du plafond, qui me jaugeaient d’un œil expert. Mes oreilles bourdonnaient.

            Je pris l’orage. Je me baladais aux limites où brillait ma mémoire. Je me sentis grandir, je me nourrissais des rires et du vertige. Je nageais au milieu de lumières denses, dans une atmosphère lourde et voluptueuse, où seules se distinguaient la nuit et ses vapeurs salées. La nuit. Je les vois, les sourires de flammes, je les sens, ces caresses d’oiseaux, ces jolies lèvres cerise… bzzz… Il y avait aussi le dieu Pan qui gambadait joyeusement au-dessus de nos têtes… bzzzzz ! Le dieu se tourna vers moi. J’ai vu alors ses yeux sombres, dignes reflets du cosmos. Le néant. Mon cœur se pend. BZZZZ !

            Je me redressai en sursaut. La mouche était sortie du verre. Elle s’agitait. Comment avait-elle fait ? Et moi, qu’est-ce que je faisais ici ?
«  Tout va bien ma bonne dame ? » C’était la serveuse rousse. Elle était redevenue une beauté fanée aux vêtements usés et trop serrés.
«  Oui, enfin je crois. J’ai dû m’endormir un court instant. Puis-je vous payer l’addition ? 
-      J’arrive ! »
Avais-je rêvé ? De toute évidence, j’avais eu une absence. Comme si l’on m’avait découpé un bout de conscience, un morceau de vie. Il y avait un manque. C’était très désagréable. Une fois que j’eus payé le vin et le café, je pris mes affaires et m’en allai. Je jetai un dernier coup d’œil à ma table. Je vis la mouche s’envoler en direction des bouches béantes des damnées.

            Jamais je n’ai senti mon âme aussi avide.

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