mercredi 19 décembre 2012

La petite fille du chaos

           « Si je suis capable d’en rêver, c’est que je peux le faire. »

           Il était un petit d’homme qui voulait s’envoler vers le ciel.
           Le genre de trucs dont tu rêves toute ta vie.
           Ce n’était pas Icare, il n’était pas non plus astronaute. Il regardait vers les étoiles tous les soirs et il priait. Les nuages s’arrêtaient alors un instant, suspendus dans le souffle de ses mots qui allaient à contre-sens du vent. Ses pensées s’en allaient vers le ciel, légères, et cherchaient à effleurer le vol des oiseaux.
           C’était un garçon bizarre, un peu sauvage. Rares étaient les personnes qui connaissaient le son de sa voix. Les traits qu’il dessinait à longueur de journée dans ses cahiers ne semblaient mener nulle part.

           Mais la petite fille savait. Elle vivait dans l’ombre des cheminées sur les toits, dans le bruissement des feuillages, elle connaissait les prières de tous les rêveurs. Elle les réfléchissait comme la lune faisait miroiter les espérances mortes du soleil.
« Galaad, c’est le mot qui m’est venu. Je t’appellerai Galaad, le faucon d’été. »

           Les saisons passèrent et le petit d’homme ne s’arrêta pas de prier. La petite fille l’observait chaque soir, ses longs cheveux noirs s’enroulant parfois autour de ses doigts sans qu’il ne s’en rende compte quand il s’endormait dans l’herbe humide du crépuscule. La petite fille était triste, car elle savait que son tendre Galaad ne s’envolerait jamais.

           Un soir, alors que le garçon dormait, la petite fille décida d’une chose : elle donnerait un nouveau rêve à Galaad.
           Elle mordit sa lèvre avec l’intention de tuer. Un peu de sang perla au coin de ses lèvres. Elle en recueillit quelques gouttes de l’index et en coloria une minuscule fleur blanche. Celle-ci en mourut instantanément, comme brûlée. La petite fille souffla dessus, et la fleur devint poussière. Elle souffla et souffla encore, déterminée à répandre ce qui devait germer jusqu’à l’autre bout de la Terre. Mais les démons ne sont pas créateurs et la petite fille pleura.

           C’est alors que le garçon s’éveilla. Étonné de voir cette petite fille sangloter à ses côtés, il voulut la consoler. Il commença doucement à lui parler, comme il l’aurait fait aux étoiles. La petite fille le regarda, les yeux embués de larmes. Émue d’être ainsi réconfortée par un simple humain, elle se mit à chanter. Elle se leva et prenant la main de celui qu’elle nommait Galaad, elle l’entraîna à sa suite.
           Deux enfants cloués sur Terre qui demandaient aux astres de quoi ils avaient seulement le droit d’avoir l’air…

           Soudain, la petite fille s’arrêta près d’une forêt, l’une de ses forêts anciennes qui interdisent à l’herbe d’y pénétrer. Elle eut à ce moment-là une idée ; pénétrant aussi facilement dans le bois obscur que si celui-ci avait été du vide, elle disparut au milieu des branches grimaçantes. Elle en ressortit presque aussitôt en tenant quelque chose d’indistinct dans les mains. Le garçon était intrigué par la texture de la chose qui ne semblait pas avoir de formes précises, c’était comme du coton mais d’un noir profond. La petite fille commença à malaxer la chose comme elle l’aurait fait avec de la pâte à modeler. Elle avait un air si sérieux que le garçon eut envie de rire. Ayant l’air satisfaite d’elle-même, la petite fille sépara la chose en deux et appliqua soigneusement les deux bouts au niveau de ses omoplates. Elle fit signe au garçon de s’approcher et de se retourner, puis l’enlaça pour une raison qui échappait à Galaad.

           Brusquement, le jeune garçon fut emporté dans les airs par une créature aux ailes gigantesques de corbeau. Le petit d’homme avait perdu pied dans ce qui devait être sa réalité. Il avait le souffle coupé et ne savait plus où regarder. Cependant, plus il s’éloigna de la terre ferme, plus le monde sembla se voiler derrière un étrange halo sombre. Les ailes de nuit de la petite fille, elles, brillaient sous l’éclat de la lune, chaque plume se détachant avec netteté du ciel, comme l’avaient été les traits de crayon sur les pages blanches de ses cahiers.

mardi 4 décembre 2012

Infinity

« J’en ai besoin. J’en ai vraiment besoin. »
Ses mains tremblaient, on aurait celles d’un alcoolique. Il faisait peine à voir, recroquevillé sur son fauteuil, l’air hagard.
« Tu as trop vécu, que veux-tu que je te dise. Un jour, il faudra bien que tu lâches prise.
-       J’ai… Enfin… Il est trop tôt pour moi pour mourir.
-       Mon ange… Tout le monde pense ça. Sinon la vie n’aurait plus d’intérêt. »
L’homme, du moins ce qu’il en restait, commença à pleurer. La femme s’approcha de lui, esquissa un mouvement de réconfort mais laissa retomber sa main.
« J’en veux juste une, s’il vous plait, c’est tout ce qu’il me faut. Il n’y a plus rien de suffisant dehors, vous le savez. Ce sera la dernière.
-       Tu dis toujours ça. Toujours. Tu insistes un peu, puis je succombe à la pitié.
-       Je sais bien, mais vous savez n’est-ce pas, vous savez !
-       Nous sommes tous condamnés. Moi aussi tu sais.
-       Non, il reste le Grand Œuvre. »
Elle sourit. Comme si le Grand Œuvre pouvait la sauver de la chute finale. Ça y est, la pitié la prenait. Elle soupira.
Elle s’assit en face de l’homme et commença à parler. Au fur et à mesure, celui-ci se redressa. Ses mains ne tremblaient plus. Une lueur semblait éclairer son visage, la douceur de la félicité probablement. Ses yeux fixaient un point dans le vide, un point absent, dans un monde parallèle. Lorsque la femme eut fini de parler, l’homme était à nouveau homme.

« Merci, merci pour tout. Je suppose qu’il faut que je m’en aille à présent.
-       Oui, il vaut mieux. Il faut que je me repose, mon imagination s'essouffle. Un jour, je n’aurai plus de ressources tu sais, et cette fin est proche.
-       Cette fin et la mienne vous voulez dire. Ne vous en faîtes pas. »
Il se leva, pris une vieille veste élimée sur le porte-manteau. Il eut un sourire gêné.
« J’aimerais bien en racheter une mais bon… C’est loin tout ça.
-       Oui c’est loin.
-       Tenez, c’est pour vous.
-       Merci. »

La porte se referma doucement derrière lui. La femme regarda avec attention ce qu’il lui avait mis dans sa paume: c’était un morceau de quartz, pas très joli, mais qui pouvait se révéler utile. Elle se pencha devant de la cheminée pour faire du feu. Elle avait oublié que ce n’était plus possible. Bientôt elle devra descendre dans son atelier, peut-être qu'elle pourra faire quelques transmutations. Encore faudrait-il qu’elle arrive à chauffer le four. Elle serra le quartz dans sa main, puis le mit dans sa poche. Machinalement, elle se tourna vers la fenêtre et écarta l’un des rideaux. Rien n’avait changé. Elle se demanda si l’homme allait bien, si un jour il allait revenir.
Dehors, tout était noir. D’un noir qui n’attendait plus le soleil. La terre trembla.
Elle se dit qu’elle aussi avait trop vécue. Mais elle ne pouvait pas partir non. La conteuse des fins sera là jusqu’à ce que les histoires soient définitivement englouties. Il fallait bien que quelqu’un raconte ce que plus personne ne lira. Elle n’avait pas peur, elle était plutôt mélancolique. Elle pensait à la dernière histoire qu’elle raconterait, celle de la nuit des neiges. Ses doigts se rappelaient de la morsure du froid. Elle voyait encore les vapeurs du café brûlant. Il était là, adossé contre le bus, il la regardait. Ils étaient seuls au dehors.
D’un geste, elle balaya ces souvenirs inutiles. Mais ils revenaient se coller à elle.
« Mais si vous acceptiez de vous enfuir, ne serait-ce pas une nouvelle histoire ? »
Balivernes. La terre tremblait de plus en plus.

Quelqu’un frappa à la porte. Elle ne daigna pas répondre. Les habitués savaient que sa porte était toujours ouverte. La poignée s’enclencha. C’était l’homme, déjà un peu moins homme.
« Les dernières étoiles tombent madame, il faut partir.
-       Je ne partirai pas voyons. Je te l’ai dit cent fois. Il faut que je raconte ma dernière histoire.
-       Mais si vous acceptiez de vous enfuir, ne serait-ce pas une nouvelle histoire ?
-       Que… que dis-tu ?
-       Mais si vous acceptiez de vous enfuir, ne serait-ce pas une nouvelle histoire ?
-       Pourquoi me dis-tu ça ? Comment oses-tu me dire une telle chose ? PERSONNE tu entends, personne n’a le droit de me dire ça ! »
La femme fit un pas en arrière, puis deux. L’homme ne l’avait jamais vue aussi pâle.
« C’est un homme qui m’a demandé de vous dire ça le jour de votre dernière histoire. C'était avant que je vous rencontre. C’est lui qui m’a dit que je vous trouverai ici, dans ce salon.
-       Et lui, où est-il ?
-       Je ne sais pas madame, il est juste parti, lui aussi. »
Ils étaient drôles, à tous vouloir partir. Mais partir où ?
« Laissez-moi préparer mes affaires, j’arrive. »
Elle ouvrit ses armoires et jeta avec précipitation quelques vêtements dans sa valise. Mais lorsqu’elle se retourna pour chercher ses dernières réserves de nourriture, l’homme avait disparu. Paniquée, elle courut vers la porte et l’ouvrit violemment.
Soudain, un halo de lumière l’aveugla. Elle ferma instinctivement les yeux. La lumière…

Ses yeux s’ouvrirent. Elle était dans un lit, son lit. Ses draps étaient humides de transpiration. Les rayons du soleil entraient joyeusement par sa fenêtre. Oui c’était bien sa chambre. Les meubles, les vêtements égarés, les bibelots… Tout était à sa place. La femme s’étira. Elle se leva, un peu sonnée.
Sur sa table de chevet, les cristaux d’un morceau de quartz brillaient d’une manière étrange, comme s’ils avaient leurs flammes propres qui venaient lécher furieusement les bords de leur cage.
Il allait bientôt neiger.

lundi 8 octobre 2012

La guerre du rouge

   La Parenthèse est une silhouette grise et lumineuse à la fois. Elle est nacre et papillonnements, toute en allure et en majesté pesante. C’est la courbe des nuits, le clignement des jours, la mémoire à jamais accomplie.

   La Parenthèse haranguait la foule, chiens, chats et vautours du haut de sa tour d’ivoire.
   « Le rouge ! Drapeau des passions extrêmes, du sang, de la mort ! Il colorait nos vies de sa violence, de sa luxure !  Il vous montait aux joues avant même d’y penser, souvenez-vous ! Sentez-vous encore l’appel du rouge ? Autrefois, il guidait nos révolutions ; Le vermeil teintait nos idéaux, nos espoirs. Il était notre prestige, notre honneur. Il nous menait à notre perte le sourire aux lèvres. Je sais que je ne suis pas la seule à garder sa marque. L’appel est encore puissant dans nos veines. Mais dans peu de temps nous ne l’entendrons plus… Ce qui signera la fin de nos âmes. Nous devons le récupérer, coûte que coûte. »
   Là, c’était la fin de l’un de ses plus beaux discours, l’un des plus ratés aussi. La Parenthèse reprit son souffle et enflamma l’assemblée du regard. Un renard au premier rang la héla :
   « Mais, madame, comment allons-nous faire pour récupérer la Couleur ? C’est de la pure folie !
-       Ou du génie jeune diable. Je ne force personne à me suivre. Cela dépend de vos priorités. A vous de voir, de soupeser, entre le retour du rouge et votre misérable confort du gris. Je vous donne rendez-vous dans trois jours, à l’aurore à Fort Levent. »

   De mémoire d’homme, cela ne s’était jamais produit. Rien de toute cette histoire n’aurait jamais dû se produire.
   Un matin, le rouge n’était plus là. Il avait eu le temps de faire ses bagages mais pas celui d’écrire un mot. On a pensé tout d’abord qu’il avait pris des vacances, mais les mois se suivirent sans le moindre signe de vie. Où était-il donc parti ? Qu’avait-il fui ? S’était-il abandonné à un coquelicot beau parleur, cachant une quelconque rage dans une unique touche de couleur ? Avait-il rejoint le soleil, séduit d’autres étoiles ? Voilà ce que se demandait la Parenthèse. Et il n’y avait qu’une solution pour le savoir.
   Elle prévoyait un grand coup, quelque chose que personne n’oublierait jamais. Il fallait au moins que la confrontation avec le noir soit bénéfique à quelque chose. Mais elle avait peur, terriblement peur. Qui ne serait pas effrayé par le vide le plus absolu alors même que les lueurs écarlates des héros s’étaient envolées ?
   Sans le rouge, la terre s’était recouverte d’une mollesse gluante et palpable. On aurait pu s’en réjouir et d’abord ce fut effectivement le cas. La colère était retombée, la guerre s’était figée. Une paix éternelle les attendait, croyaient-ils. Cependant, ils durent vite déchanter : les carnivores se laissaient mourir de faim et le taux de natalité commença sa longue chute.  Les enfants se mirent à disparaître des rues et les nuages à durablement couvrir le ciel. Le pire se fit sournoisement sentir et plus le temps passait, plus les sentiments s’étiolaient jusqu’à devenir de misérables guenilles.
   Il n’y avait plus de haine. Il n’y avait plus d’amour. Juste un marasme d’indifférence.
   La Parenthèse savait tout cela. Et elle savait qu’elle était la dernière à pouvoir se sacrifier.

   Trois jours plus tard, les portes de Fort Levent étaient grandes ouvertes. Seuls les anciens porteurs du rouge se présentèrent, car ils étaient les derniers à ressentir l’appel, eux seuls possédaient encore le souvenir du vermeil. Ils s’étaient équipés de tout et surtout de n’importe quoi. On ne savait déjà plus ce qu’était une bataille. Il y avait des coqs, des filles de joie, des clowns, des poissons sous bocaux, des roux, des faisandés, des oiseaux autrefois beaux, des bouchers, des punks, quelques antilopes suivies de tigres, des communistes usés, des gardes anglais et même des images passées comme Rouget de Lisle, César ou le gilet de Théophile Gautier. Mais tous étaient gris à présent. C’est pourquoi, lorsque le clairon sonna et que les troupes s’ébranlèrent, on appela cela la Marche du Gris.
   Les soldats de la Parenthèse, guidée par celle-ci, marchèrent pendant des jours et des nuits, mangeant et dormant à peine, de peur que le noir vienne les saisir par surprise dans leur sommeil. Plus ils avançaient, plus leur courage revenait. Après onze jours de fatigue extrême, la drôle d’armée arriva enfin à destination. Et, à l’exception de la Parenthèse, personne n’en croyait ses yeux.
   Ils étaient arrivés en bord de mer, là n’était pas le problème. L’improbable se situait en mer, sur une île rocailleuse et menaçante, noire comme la suie. Un temple énorme d’un blanc d’une pureté aveuglante siégeait en son sommet, avec à ses pieds un feu dantesque qu’on aurait pu confondre avec le soleil ou les enfers. Peut-être n’était-il pas si exceptionnel que ça, peut-être qu’il s’apparentait au feu des Vestales ou aux bûchers de la Saint Jean. Mais dans leurs esprits troublés, ce feu était tout bonnement surnaturel, parce qu’il était d’un écarlate flamboyant.
   La Parenthèse n’était pas étonnée, elle avait senti la Couleur se rapprocher. Elle avait donc eu raison : le rouge n’avait pas pu se résoudre à tuer son fils éclatant et l’avait laissé à l’abri des regards, dans une contrée déserte et hostile. Le feu, symbole de l’élévation de l’Homme, n’avait pas pu être entièrement détruit. Cela ne voulait pas dire que les flammes avaient disparues avec le rouge, elles étaient devenues grises et à peine tièdes, comme le reste. Mais ces flammes n’étaient pas le feu. Elles avaient perdues leur violence et leur réconfort, alors que là, même à une telle distance de l’île, on entendait le rire de l’incendie qui embrasait les cœurs.

   Soudain, un étrange petit volatile descendit des nuages. Il était vert, jaune et bleu et sous son ventre s’était réfugié un rouge si beau et sombre qu’il en défiait les toges des empereurs. La Parenthèse le reconnut. On sait reconnaître un ancien dieu quand on le voit. L’oiseau se posa sur la branche d’un arbre nu non loin des troupes dépareillées.
   « Chers amis, je vois que vous avez fait un long voyage. Bienvenue au Temple de l’Appel. Il vous attendait vous savez. Il savait que vous viendriez. »
   La Parenthèse s’attendait à une bataille. Elle s’attendait au pire. Elle s’attendait à tout sauf ça, à l’œil noir du Quetzal qui la transperçait. Elle su alors qu’elle allait mourir, d’une certaine façon. Elle sourit.
Le rouge est une teinte orgueilleuse, imprévisible. Il n’avait probablement pas prévu de partir aussi longtemps. Qu’est-ce que cinq misérables années pour une fraction de lumière ? Tout cela n’avait été qu’un stupide jeu. La Parenthèse se mit à pleurer quand elle sentit la passion de son ancien amant l’envahir. Elle le détestait. La douleur la fit tomber à genoux et le bonheur lui donna un air halluciné. Personne ne sut si l’on assista là à un meurtre sanglant ou à une consécration, peut-être était-ce bien les deux.
   D’un simple coup de poignard, le soleil déchira les nuages, jetant sur la Parenthèse le doux voile rouge des siècles assassinés.

mercredi 8 août 2012

Le dernier envol

      Les Anciens attribuaient aux mandragores des propriétés fabuleuses. Petites créatures humanoïdes et ridées demeurant sous terre, elles élancent leurs feuilles sans jamais se montrer. Les mandragores ne grandissent que la nuit, dans les humeurs propices du noir, afin que personne ne les voie à l’œuvre. Elles sortent alors pour s’abreuver d’étoiles et apprendre aux sorcières comment voler et aux hommes comment s’enlacer. Les Hébreux les appelèrent Dudaïm, « Fleur d’amour ».

      J’ai peut-être besoin de leur aide. On dit que les gens à l’esprit léger s’envolent au premier souffle de brise. Mais je ne suis pas comme eux. Quand j’étais petite, c’était facile. Tous les enfants savent voler, c’est instinctif. Mais quand on a soixante-douze ans…

      « Donnez-moi cette montre.
-      Pardon ?
-      J’ai dit : Donnez-moi cette montre ! La plus chère !
-      Oui madame, tout de suite madame. »
Robert courut vers la commode Louis XV.
« Ne l’ouvrez pas trop sèchement, cette commode et son vernis à moitié arraché ont connu beaucoup plus de guerres que vous.
-     Oui madame. »

      Il ouvrit délicatement le tiroir du haut, chercha méticuleusement parmi les bibelots dans leurs étoffes de velours et saisit comme l’on aurait pris un oisillon de son nid un objet de petite taille, rond, enveloppé de velours violet. Il défit le tissu avec soin et me tendit une vieille montre à gousset à l’or un peu déteint qui faisait « Tic Tac » comme l’on croquerait de dépit dans une tablette de chocolat. Elle avait appartenu à de nombreux propriétaires, certains étaient célèbres, mais cela m’importait peu.

      Je pris la montre et la fixai quelques secondes. Puis, comme me l’avait enseigné mon arrière grand-père, je l’ouvris et commençai à tourner la couronne dans le sens des aiguilles afin de la remonter. Il ne fallait jamais trop insister si l’on sentait la montre devenir réticente. Les vieilles montres, comme les vieilles personnes, deviennent parfois grincheuses avec le temps et risquaient d’envoyer valdinguer un ressort.

      « Robert, allez voir à la fenêtre et dîtes-moi précisément quand est-ce que la cathédrale va sonner pour la première fois.
-     Bien madame.
-     Ne vous trompez pas cette fois, ça serait très ennuyeux. 
-     Je tacherai de faire attention.
-     Qu’est-ce que vous voyez ?
-     C’est difficile à dire madame, c’est que je suis un peu myope.
-     Devinez alors ! Inventez-vous un cinquième sens !
-     Je crois qu’il est minuit moins trois madame.
-     Ne croyez pas, soyez sûr.
-     Là ! Il est minuit moins deux.
-     Plus quelques secondes. Soyez précis tudieu !
-     Quand je dirai « Là » encore une fois, il sera minuit moins une… Là !
-     Ah voilà ! »

      Remonter une montre. Ancienne si possible. La faire démarrer à minuit. Ce n’était pas un rituel magique, non. Mais c’était ma façon à moi de remonter le temps. Car une fois que le bourdon de la cathédrale réveillé, il me suffisait de me glisser entre le premier et le deuxième coup pour croire aux mandragores, au chant des sirènes, aux contes pour enfants et à sentir les ailes me pousser durant le râle d’un instant.

      « Robert, pourquoi restez-vous donc auprès de moi ? Tout le monde sait dans le voisinage que je suis folle. Il n’y a qu’à voir ce que je vous demande.
-      Je suis payé pour le faire madame. Et pas un seul mois durant ces trente dernières années je n’ai eu à me plaindre de la régularité et du montant de ma solde.
-      C’est votre pragmatisme qui vous a sauvé. Je dois la vie à votre pragmatisme, à ce que je déteste le plus. »
Robert ne répondit pas. Il regardait ses chaussures. Nous restions un moment ainsi, lui à regarder ses chaussures, moi à le regarder avec ma montre en main, cherchant d’où pouvait venir une telle indifférence à ma folie. Je ne sus si j’étais admirative ou tout compte fait un peu déçue.
      « Robert, ne tombez jamais amoureux.
-     Je suis marié madame.
-     Je ne vous parle pas de mariage. »

      Je marchai jusqu’à la fenêtre. J’entendis à chaque pas mon dos fourbu crier mon nom. La nuit était belle au dehors, la lune était jaune, avenante, elle me tendait les bras pour me hisser en dehors des gaz noirs de la ville. Cela me donna des envies de fêtes, de celles où les musiciens s’usent tellement qu’ils en brisent leurs instruments. Je voulus boire du gin. Mais cela devait attendre.
« J’aimerais vous demander une chose, Robert. Un service plus précisément. Mais vous ne serez pas payé pour ça. Ceci ne sera pas une tâche de majordome. Vous avez donc le droit de refuser. »
Robert leva les yeux, un peu inquiet.
« J’aimerais que nous prenions ce fabuleux engin et que nous allions à la mer.
-     Vous voulez dire avec l’automobile ?
-     C’est cela. J’aimerais partir en voyage encore une fois avant ma mort, voir la Méditerranée. Il paraît qu’il y fait bon vivre. »
Robert semblait surpris par ma demande.
« Bien sûr madame. Veuillez m'excuser de ma prétention, mais jamais je ne laisserais madame faire un tel périple sans moi. Non pas que je vous crois incapable de le faire, mais je ne suis angoissé rien qu’à l’idée que vous pourriez oublier de prendre vos médicaments.
-     Vous êtes la mère que je n’ai jamais eue Robert. Je vous donnerai de quoi sustenter votre famille en notre absence.
-     Merci madame.
-     Ne m’appelez plus madame. Appelez-moi donc Gladys. C’est en amis que nous irons voir la mer. »

      Il était temps d’aller boire ce verre de gin. J’arrêtai la montre et la remis scrupuleusement dans son écrin de velours violet. Vous l’ai-je dit ? La mandragore se complait dans les endroits chauds paraît-il. Je souris.

Une version un peu plus longue existe, mais qui a été soumise à certaines contraintes. 

samedi 19 mai 2012

L'aimée

Je t’appellerai Insolente. C’est beau comme nom, une vraie montée en puissance. Tout d’abord il y a le gémissement du « in ». Puis, ce « s » qui siffle dans les oreilles, te faisant pointer le bout de la langue, c’est le « s » d’une ensorceleuse de serpents. Le « l » claque contre le palet, c’est ta violence. Et puis l’ « en » qui dure, se traine, jusqu’à mourir entre tes lèvres, piétinant le temps qui passe. Oui, ce nom est parfait. Si seulement tu quittais mes rêves. J’ai oublié de t’abandonner.

       Insolente, c’est mon amante d’une nuit. C’est une poussée sauvage, un hurlement, la délicatesse d’une épine. Je ne sais même plus si elle a existé, si un jour elle existera. Peut-être n’est-elle que cette inconnue que j’ai croisée en rêve et qui m’a laissée mourir au matin, dans mon sommeil humide de larmes.

       Insolente, c’est mon imaginaire. C’est moi dans mes plus beaux jours, c’est le miroir du beau, du délicieusement détestable. Elle n’a pas d’avenir, elle n’en a pas besoin. Elle a du feu dans les yeux, dans les cheveux, c’est une putain au port de reine, une déesse incarnée. Elle ne vit de rien, ne boit que du champagne. Je lui ai pris son pouls une fois et je n’ai rien senti.

       Insolente est une morte, une âme d’enfant devenue hirondelle. On a envie de la tuer, de la violer, de violer son souvenir. Mais elle ne s’efface pas. Son sourire ravageur nous nargue, toujours. Il se répète comme les mélopées tristes, c’est l’écho vague d’une impression familière qui vous brûle sans que l’on sache pourquoi. On l’embrasse en pleurant déjà. Ses lèvres sont douces, son baiser est celui de l’oubli, mais jamais, ô grand jamais, elle nous quitte. Et on souhaite désespérément qu’elle reste en nous, cette féminité débridée, et qu’un jour elle vive dans nos veines, qu’elle emprunte notre cœur pour qu’il batte plus fort, qu’elle voit par nos yeux le monde pour qu’elle le mette à ses pieds.

       Insolente, c’est l’amour qui prend corps. C’est la femme que l’autre verra. Sa demeure est dans les regards amoureux, elle nait des coups de foudre et du désir. Elle est ce que vous ne serez jamais, mais vous êtes Insolente, l’illusion qui tourmente l’esprit des victimes esseulées, l’idéal dont vous n’avez même pas idée. 

mardi 17 avril 2012

Nous n'irons plus aux bois

     « Gare au loup », c’est ce qu’ils disaient tous. La nuit nous était à tous interdite. Elle était là, on le savait, on sentait son odeur, ses humeurs, mais jamais nous ne pouvions la toucher. Gare au loup ! On fermait portes et fenêtres à double tour, on suspendait les grigris au plafond. On saignait même les agneaux, comme si l’on craignait que les plaies d'Égypte se visualisent dans les prunelles sombres et assoiffées de la bête. La peur au ventre, les enfants allaient se cacher sous leurs couettes. Comme tous les soirs, ils allumaient leur lampe-torche et dressaient leur campement au milieu des ours en peluche, des faux talismans, des barbies plongeuses et des cartes à jouer. Et venait l’attente. Il fallait ouvrir l’œil. Ils avaient tous revêtus leurs armures de pacotille, faites de bric et de broc, de vieilles casseroles et de papier mâché. Les munitions étaient prêtes, les bogues de châtaignes d’un côté, dans des boîtes à chaussures, les ciseaux et le couteau à viande piqués à maman de l’autre. On était organisé. Et les parents ne savaient rien. Après tout, c’était notre guerre. Le loup face aux chaperons rouges.

     Le loup, on ne l’avait jamais vu. Paraît que quand il sera mort on sera libre. « J’ai hâte, tellement hâte ! » chuchotait Lilly sous sa parure d’indienne. Les adultes étaient tous catégoriques : le loup ne s’attaquait qu’aux enfants. Alors eux sortaient, allaient défier la nuit et la peur. Les enfants entendaient parfois de drôles de bruit, ils savaient qu’ils s’enivraient. Ils se demandaient s’ils allaient finir comme l’oncle Tom, à ronfler dans le vieux rocking chair dans d’éternelles vapeurs alcoolisées.  Pierre refusait ça, assis sur son oreiller, un bandeau noir un peu sale autour de la tête. A onze ans, il fumait déjà. Il avait des projets, des tonnes de projets. Cette nuit, il allait abattre cet imbécile de loup et se casser d’ici.

     Parfois, ils croyaient percevoir le pas du loup. Il reniflait le long des murs, grattait aux portes. Sa menace se glissait entre les interstices, faisant grincer les poutres et tomber les grains de poussière en de petites chutes dorées. Les enfants, même ceux déguisés en super héros, même Pierre, commençaient alors à trembler d’effroi. Ils ne pouvaient plus crier. Le loup était là. Le loup allait trouver un trou pour se faufiler. Le loup allait les manger. Quand ils pensaient que c’était la fin, la présence s’évaporait d’un coup. Ils s’emparaient alors de leurs armes de fortunes, mais l’ennemi n’était à l’évidence plus là, à chaque fois.

     L’oncle Tom ivre, le feu qui crépitait, les yeux humides du chien qui le fixait, tout ça Pierre n’en avait cure. La situation ne pouvait plus durer, quitte à attraper le loup par la queue, il irait lui tendre un piège. Il faisait ça pour lui, mais aussi pour Bérénice sa petite sœur, Joseph le dernier né, Etienne, Gwenaël et Lilly, la jolie Lilly et ses plumes qu’il ne pouvait s’empêcher de regarder sans que son cœur batte plus fort. Il les protégerait tous. Il commença à déverrouiller les serrures une à une. Il avait l’impression que c’était lui qui se déshabillait au fur et à mesure. Mais il n’arrêta pas. Le loup allait crever. On allait le suspendre par les pieds. Il en fera un manteau. On l’appellera Tueur de loup, dans une langue un peu cool. Au moment d’ôter le dernier verrou, Pierre s’arrêta. Il regarda l’horloge, respira profondément. Il sortit une cigarette amochée de sa poche, la fuma longuement, comme si c’était une blonde entre les lèvres de Gary Cooper. Il avait des sueurs froides bien sûr. Ses mains étaient moites et il sentait que ses muscles étaient sur le point de se tétaniser. Sa vessie le rappelait à l’ordre, la raison criait dans sa tête d’enfant. Mais son regard était dur. Il voyait le sourire de Lilly. Il fit sauter le dernier verrou et se saisit d’une lampe.

     La porte s’entrouvrit lentement. Il avait le flingue de son père, celui qui était planqué dans le vieux carton de lessive sous le lit parental. Il semblait immensément lourd. La porte continua à grincer affreusement. Pierre s’attendait à voir apparaître deux tâches rouge sang d’un moment à l’autre. Cependant, rien ne se fit entendre à part le hululement paisible d’une chouette. Pierre scruta l’obscurité avec appréhension, puis osa faire un pas, puis un autre. Rien. « La lampe n’éclaire pas grand chose, ça ne veut rien dire », se disait-il. Il s’assit alors sur le perron et attendit. Il ne savait pas comment charger ce foutu pistolet, il a essayé un truc, on verra bien. Et sinon, il avait son couteau suisse. Savait-il que tout cela était futile ? Peut-être bien que oui.

     L’attente s’éternisait. Il avait pensé que le loup sentirait tout de suite son odeur. Ne pouvant plus tenir en place, il rentra un instant afin de chercher la corde qu’il avait vue suspendue dans le cellier. Revenant sur le perron, il lança la corde au dessus d’une  branche du grand chêne. Après plusieurs tentatives, il arriva à ses fins, puis il fit maladroitement un nœud coulissant au bout qu'il déposa au milieu de l'herbe. Prenant l’autre extrémité en main, il s’assit à nouveau. Il vécut ainsi sa première nuit, sursautant au moindre bruit.

     Tout à coup, il entendit des pas approcher, ainsi que des rires. C’était ses parents qui, même ivres, s’arrêtèrent de glousser et de se tripoter lorsqu’ils virent soudainement leur fils ainé les regarder fixement, une corde dans une main et un pistolet dans l’autre. « Mon dieu Pierre, qu’est-ce que tu fais ? Pose cette arme tout de suite, c’est dangereux ! » Le garçon baissa lentement le colt sans pour autant le lâcher, tout comme la corde.
     « Je vais tuer le loup, c’est pas votre affaire. 
-   Arrête ces conneries tout de suite ! Il n’y a pas de loup, tu entends ? Il n’y en a pas, combien de fois faudra-t-il te le répéter ? Maintenant pose cette arme et rentre tout de suite, c’est un ordre ! »
-   C’est pas votre affaire j’vous ai dit. »

     Le père de Pierre s’approcha alors de lui, saisit violemment le pistolet qu’il jeta à terre et tira sans ménagement son enfant à l’intérieur de la maison. La mère ne dit rien, elle semblait abasourdie. Rentrant la dernière, elle laissa la porte se refermer derrière elle. Pierre, à terre et en proie aux jurons de son père, la vit doucement se fermer avec ce même grincement irritant. Le coin de nuit se fit de plus en plus mince, mais il voyait encore ce qu’il y avait au delà du perron. Et à mesure que la porte se refermait, il vit distinctement une masse sombre se détacher et s’avancer. Il n’entendit plus son père. Lorsque le bruit de la clenche résonna, Pierre se mit à crier comme seuls les déments savent le faire. Bérénice sortit de sa chambre et courut vers son frère, en larmes. Elle avait des ciseaux dans les mains et des peintures de guerre à moitié effacées sur le visage.

     « Gare au loup », c’est ce qu’ils disaient tous. Même si quelque chose pouvait attraper nos cauchemars, rien ne pourrait jamais nous protéger du noir…

vendredi 24 février 2012

Morgane, Viviane et Mélusine

Je serai là,
Près des tombes, des lieux déserts
Des steppes glacées et des lampadaires
Je serai là,
Hantant les vieilles tapisseries, les forêts
Taillant au couteau les frayeurs et la nuit
Dévorant les ombres pour devenir plus noire encore
Dans le sorbier des oiseleurs
Je serai là,
Dans les yeux inquiets des enfants
Dans les souvenirs des plus grands
Dans les regrets des trop vieux
Je serai là,
Sans crier garde je te volerai un sourire,
Te murmurant à l’oreille quelques poèmes
Je t’emmènerai vers le ciel et te relâcherai
Je serai là,
Partout et nulle part à la fois


La féérie.